Dès le XIXe siècle, Florence Nightingale, fondatrice des soins infirmiers contemporains, se serait posée en précurseur de la médecine narrative : « Souvent les patients souffrent de choses bien différentes de celles qui sont indiquées sur leur dossier patient. Si on y pensait un peu plus, on pourrait les soulager de beaucoup de souffrance », aurait-elle ainsi déclaré. La médecine narrative est en effet une démarche qui donne la parole aux patients et apporte aux professionnels de santé des informations précieuses pour l’optimisation des soins. Elle est surtout et sans doute au carrefour de nombreux enjeux de notre médecine moderne.
Anna Guerrieri est risk manager chez Sham Italia et nous propose son point de vue ainsi que son retour d’expérience, sur la médecine narrative en tant qu’outil de gestion des risques.
Entre evidence based medicine et humanisation des soins
La médecine narrative consiste d’un côté à proposer au patient d’exposer son point de vue sur les soins qui lui ont été prodigués au cours de son hospitalisation, et ce sans contrainte ni limitation. Le patient peut en effet, « se raconter », c’est-à-dire relater non seulement ce qui lui est arrivé mais aussi ce qu’il a ressenti. Il livre ses émotions, forcément subjectives, sincèrement. La méthode consiste d’un autre côté à donner la parole aux professionnels de santé eux-mêmes, et à les laisser raconter leur perception de la prise en charge de leur patient, forcément plus technique et argumentée mais pas seulement. On imagine bien tout l’intérêt de cette confrontation enrichissante, à la fois médicale et humaine. La médecine ne traitant pas une maladie, mais une personne qui a une maladie.
Des premiers retours d’expérience et une méthodologie à part entière
La médecine narrative a été développée il y a une quinzaine d’années. Si elle est enseignée outre-Atlantique, elle reste encore peu développée en Europe. En Italie, le thème de l’humanisation des soins a été pris en compte officiellement pour la première fois dans le Pacte pour la santé 2014-20161 [1]. Ce dernier stipule que dans le cadre du respect de la personne, les régions et provinces autonomes doivent s’engager à mettre en œuvre des démarches d’humanisation, tant en ce qui concerne l’organisation de la structure que de l’offre de soins. Un programme annuel sur l’humanisation des soins a été défini et comprend la formation du personnel et des incitations à repenser certains secteurs comme les urgences, la pédiatrie, l’oncologie ou encore la médecine à domicile.
La médecine narrative est un instrument pour réaliser ce projet. Cependant, les initiatives entreprises dans ce sens sont encore très rares en Italie. Une enquête conduite en 2014 par l’Agenas2 [2], sur la mesure de l’humanisation des soins dans les établissements de santé italiens, a montré sur une échelle de 0 à 10, que le score de la médecine narrative n’est que de 2,2.
Citons quelques-unes de ces initiatives. L’hôpital de la ville d’Alessandria, entre Turin et Milan, a par exemple créé une salle totalement réservée à l’écriture créative, dans laquelle les médecins et les patients peuvent écrire ce qu’ils pensent, lorsqu’ils jugent qu’« écrire aide à guérir ». L’établissement de recherche et de soins IRCSS3 à Milan a, quant à lui, mis en place un projet intitulé : « cas cliniques en scène » en collaboration avec l’université, qui permet même au personnel de santé d’obtenir des crédits de formation continue.
Nous avons aidé à la mise en place d’une expérience de médecine narrative chez un de nos sociétaires en Italie, la polyclinique Tor Vergata à Rome. Des patientes traitées pour cancer du sein et leurs médecins ont été interviewés. Les questions étaient très ouvertes et le discours très libre. L’analyse des propos des patients a donné des informations sur leur vécu de la maladie, leur état émotionnel, lerss relations avec les médecins, l’évaluation des prises en charge, leur utilisation du temps libre, de la documentation… Les médecins eux, se sont exprimés sur le déroulement de leur journée de travail et les difficultés qu’ils ont rencontrées, leurs relations avec les collègues, avec les patients et leurs familles… Ces retours très riches, notamment dans la comparaison des discours et des perceptions entre médecins et patients, sont encore en cours d’exploitation.
Les bénéfices attendus
La médecine narrative met côte à côte les composantes d’une situation médicale technique et des perceptions humaines formulées par le patient. Cette juxtaposition doit permettre d’enrichir la relation médecins-professionnels de santé (gestionnaires, risk managers notamment) et d’optimiser la prise en charge du patient.
De nombreux domaines du soin sont potentiellement impactés, à commencer par les options thérapeutiques elles-mêmes. Celles-ci doivent de plus en plus s’adapter au niveau de compréhension et d’acceptation du patient. Il n’y aura pas non plus de patient « acteur de sa santé » au sein d’un parcours de soins de plus en plus complexe, sans une plus grande appréhension de l’environnement intellectuel, culturel et affectif du patient en question. Cette démarche doit aussi permettre de lever un certain nombre de barrières et de renforcer l’adhésion de ce dernier, voire son implication dans les thérapeutiques proposées. La médecine narrative est une aide à chaque étape de la prise en charge du patient, en consultation, à l’hôpital et au domicile, que ce soit pour mieux adresser l’information, comprendre et suivre des consignes, pour qu’il observe les traitements, soit autonome dans sa rééducation…
Les relations entre professionnels de santé et patients sont ainsi positivement impactées par cette approche, qui permet à chacun d’avoir une meilleure connaissance de l’autre, de ses attentes et de ses contraintes. Il s’agit là sans doute un élément d’apaisement des relations interpersonnelles, y compris au sein des équipes hospitalières elles-mêmes, à une époque où les processus, l’accroissement du volume d’activité et la pénurie de professionnels tendent à altérer la qualité de vie au travail.
Sur le plan médico-légal, on peut aussi imaginer que l’ensemble des informations partagées dans le cadre de cette démarche permette de diminuer l’incompréhension entre professionnels de santé et patients, et donc de diminuer le nombre de réclamations ou de plaintes formulées par ceux-ci. En Italie par exemple, cela pourrait réduire le phénomène de « médecine défensive » et recréer une confiance médecin-patient aujourd’hui en crise.
La médecine narrative est donc sans doute, à terme, une pratique que nous prendrons en considération en tant qu’assureurs, et dont nous évaluerons la mise en œuvre, lors de la mesure de l’exposition aux risques des établissements.
Discussion
La médecine narrative ressemble à un outil puissant, capable d’aider patients et professionnels de santé à revisiter leurs relations, et par-là, capable d’améliorer les soins proposés ainsi que la qualité de vie au travail. Elle est au cœur des enjeux médicaux et sociétaux d’aujourd’hui et se rapproche d’autres démarches comme celle de l’expérience patient4.
La méthode n’en demeure pas moins potentiellement lourde, ne donnant sa pleine mesure que si elle est bien comprise et surtout si elle s’inscrit dans une routine bien établie et efficace. Il s’agira bien de préciser qui fait quoi parmi les professionnels de santé, quels sont les patients éligibles, à quels moments de leur prise en charge et pour quelles pathologies. Ceci afin que la démarche génère plus de bénéfices que de complexité. L’enjeu central réside dans la formation des professionnels, aussi bien à la bonne mise en œuvre de la démarche qu’à l’interprétation des propos livrés par le patient. Sans quoi tout espoir d’optimisation thérapeutique serait vain.
Enfin, chacun sait que les souffrances ne sont pas que somatiques. Nous avons appris lors de nos études que 80 % des diagnostics sont faits lors de l’interrogatoire. D’autre part, un patient qui s’exprime lors d’une consultation médicale serait en général interrompu par son médecin avant 30 secondes. Si la médecine narrative prône la médecine de l’écoute, elle suppose donc une réelle empathie et la compréhension de l’intérêt de cette pratique.