Il n’existe, certes, pas une définition simple et universelle de la justice, mais différentes conceptions de celle-ci. Ces différentes conceptions recouvrent plusieurs dimensions et peuvent évoquer des notions très différentes de justice. Pour les auteurs, les experts en sécurité des patients doivent, en premier lieu, analyser et comprendre ces différentes conceptions de la justice. Trois conceptions de la justice, pertinentes pour la sécurité des patients, sont listées :
- Justice rétributive ou justice punitive : approche « corrective » de la justice, couramment pratiquée par le système pénal, qui attribue un blâme ou une punition à ceux qui ont commis un acte répréhensible ou criminel. Elle est considérée comme une approche « corrective » de la justice, dans le sens où une peine est infligée au coupable comme forme d’équivalence du tort fait à la victime. La justice rétributive se distingue de la vengeance car, à l’inverse de la vengeance, la justice rétributive est dépourvue d’émotions personnelles.
- Justice non punitive (ou punition qualifiée) : dans cette approche il existe une certaine crainte que le blâme et la mentalité punitive puissent être appliqués de façon trop large et donc être, en soi, une forme d’injustice. Globalement, cette perspective est compatible avec la justice rétributive – qui soutient que seules les personnes reconnues comme coupables méritent d’être punies – mais elle est souvent interprétée comme étant « anti-rétributive ». Elle combine deux courants de pensée différents : le premier détourne son attention du blâme en se focalisant sur les facteurs systémiques qui contribuent aux « échecs » (en éliminant les concepts de mérite et de rétribution). Le deuxième, en revanche, étend le concept de mérite, en considérant que la responsabilité s’étend au-delà de l’individu et repose plutôt sur une responsabilité collective. Ce deuxième courant de pensée peut être également considéré comme un exemple de « justice distributive », où il y a une répartition équitable des responsabilités au sein des organisations. Ces deux courants de pensée sont généralement considérés comme des conceptions utilitaristes.
- Justice restaurative : vision « réparatrice » de la justice. Comme la justice rétributive, il s’agit d’une conception « corrective », c’est-à-dire qui cherche à « réparer les choses ». Cependant, la principale préoccupation de la justice restaurative est de remédier aux dommages subis par les victimes, y compris les dommages au niveau social et moral, tels que la confiance et les relations.
Ces différentes conceptions ont clairement un impact différent, tant au niveau de la pratique qu’au niveau des politiques en matière de sécurité des patients. Bien qu’un nombre très réduit d’incidents soit réellement considéré comme des actes criminels, il est fréquent que dans les institutions de soins, les professionnels soient censurés ou sanctionnés lorsqu’ils sont impliqués dans un incident. En d’autres termes, il règne, dans les institutions de soins, une espèce de justice rétributive qui sous-tend la culture de blâme. En revanche, une culture juste reconnaît que les incidents sont rarement causés par des actes criminels ou répréhensibles d’un individu, mais plutôt par une série de facteurs contributifs au niveau du système. C’est sur cette approche que se repose une grande partie des politiques institutionnelles de sécurité des patients (« apprendre et réduire les risques » plutôt que de « blâmer et chercher un coupable »). Cette vision renvoie plutôt à une conception « non punitive » de la justice, bien que certains partisans de la culture juste la qualifient plutôt de « justice punitive qualifiée », où la punition n’est pas tout à fait exclue, mais plutôt dispersée au sein du collectif. D’un autre côté, certains défenseurs de la culture juste adhèrent également à une vision restaurative de la justice, où les organisations de soins remédient aux dommages subis par les victimes, notamment les patients et les familles mais également les professionnels de soins considérés comme secondes victimes. Une parole libre et transparente, le soutien des patients et des professionnels de soins, la présentation d’excuses et la mise en place de mesures correctives (ex : indemnisation), sont promus dans cette vision restaurative de la justice.
Et donc, finalement, quelle conception choisir pour promouvoir une culture juste ? Les auteurs estiment qu’il n’est pas possible de choisir simplement une conception et ignorer les autres car les valeurs que chacune d’entre elles met en avant semblent pertinentes pour la sécurité des patients (sanctions proportionnées, apprentissage, responsabilisation collective, réparation des dommages). Cependant, les aborder simultanément soulève également d’importantes questions éthiques. En effet, ces conceptions ne sont pas nécessairement incompatibles mais leurs différentes combinaisons peuvent aboutir à des visions et des approches très différentes de la justice. L’existence de ces différentes conceptions donne lieu à d’importants dilemmes et incertitudes quant aux pratiques à adopter. Et selon les auteurs, c’est cette première réflexion qui doit permettre d’ouvrir et d’approfondir le débat autour de la culture juste.
Pour conclure la réflexion, les auteurs suggèrent certaines actions pour ceux qui travaillent dans le domaine de la sécurité des patients :
- Approfondir la recherche : la recherche réalisée autour de la « culture juste » a déjà permis de construire un cadre conceptuel de la justice en matière de sécurité des patients. Cependant, à ce jour, les travaux réalisés n’ont pas abordé directement les questions philosophiques et éthiques liées aux différentes combinaisons des conceptions de la justice (ex. : type ou niveau de sanctions qui peuvent/doivent être appliquées ? Éliminer ou maintenir la responsabilité individuelle ? Est-ce qu’une culture totalement non punitive peut également être injuste ? Comment gérer les préjudices moraux et la dignité ? entre autres questions de recherche).
- Approfondir le débat : toutes ces questions doivent être abordées au sein des communautés de responsables de la sécurité des patients, notamment les professionnels de soins et les groupes de défenses des patients. Pour faciliter ces débats, les auteurs font trois recommandations : éviter de croire qu’il n’y a qu’une bonne solution au problème (les approches varient selon les contextes) ; réfléchir au-delà des preuves empiriques sur l’efficacité des différentes approches ; rendre les discussions plus concrètes (ex. : discuter et avoir une réflexion sur les politiques et les pratiques du monde réel, créer des scénarios réalistes avec les différentes parties prenantes etc.)