Au sein du bloc opératoire (BO), le dysfonctionnement du travail en équipe est identifié comme une cause importante pour la survenue d’erreurs chirurgicales ou de complications pour le patient. Plusieurs facteurs peuvent menacer le fonctionnement de l’équipe chirurgicale, y compris les relations de pouvoir et hiérarchiques (ex. : statut hiérarchique, profession etc.). Les relations hiérarchiques sont influencées par une série de constructions sociales, notamment le genre. Sexe et genre, sont considérés comme deux notions distinctes, la première faisant référence aux attributs biologiques et la seconde à une construction sociale. Le genre correspond aux représentations et aux expressions que la société fait d’un homme et d’une femme, et, auxquelles chaque personne est conditionnée, notamment en ce qui concerne les rôles de chacun. Le genre est aussi à l’œuvre dans les perceptions, les évaluations et les interactions existantes entre les individus.
Des travaux récents ont attiré l’attention de l’impact du genre sur l’expérience et les résultats des professionnels en chirurgie. Par exemple, bien que la proportion de femmes inscrites en études de médecine ait dépassée celle des hommes, les femmes demeurent sous-représentées dans de nombreuses spécialités médicales. D’autres études ont démontré que les femmes médecins, plus particulièrement en chirurgie et en anesthésie, sont plus confrontées à des préjugés et du harcèlement, ce qui augmente, par conséquent, leur risque d’épuisement professionnel. Enfin, des différences ont été mises en évidence entre les médecins hommes et femmes en ce qui concerne leurs pratiques individuelles, cela impliquant la possibilité de résultats différents pour le patient.
Bien que de nombreuses études aient tenté d’élucider l’impact du genre sur les métiers de la santé, son impact sur le travail en équipe au sein du BO demeure peu étudié. Étant donné que les dysfonctionnements du travail en équipe sont un des principaux facteurs contributifs des complications chirurgicales, il s’avère essentiel de comprendre comment certains facteurs, souvent négligés, tels que le genre, affectent la collaboration interprofessionnelle au BO. Cette étude vise à explorer et à décrire comment le genre, et d’autres facteurs sociaux liés au genre, façonnent le travail en équipe au sein du BO.
Entre novembre 2018 et juillet 2019 des entretiens semi-structurés ont été conduits auprès des membres du BO de plusieurs hôpitaux d’Ontario (Canada). Les entretiens semi-structurés ont été construits sur la base du Cadre des domaines théoriques (Theoritical domains framework [TDF]), composé de 14 domaines, permettant d’identifier les obstacles et les facilitateurs à l’implémentation ou au changement de comportements. Au total, 66 entretiens ont été menés auprès de 17 anesthésistes, 19 infirmiers, 2 perfusionnistes et 26 chirurgiens. Des 66 participants, 55% étaient des femmes et 45% des hommes (aucun participant ne s’est identifié comme étant non-binaire ou transgenre). À travers les entretiens menés, il est possible de vérifier que, dans tous les groupes professionnels, hommes et femmes ont tous la perception que les hommes sont plus respectés que leurs collègues femmes, quel que soit leur rôle professionnel et/ou leur position dans la hiérarchie. Plus spécifiquement, les participants ont indiqué que les femmes étaient victimes de harcèlement et d’intimidation, et que celles-ci sont considérées comme moins crédibles et sont moins écoutées que leurs collègues hommes. Également, il a été signalé que les femmes devaient travailler plus dur pour faire leurs preuves et que, souvent, celles-ci acceptent d’avoir un traitement différent de celui de leurs collègues hommes, car cela fait partie de leur réalité. Des études réalisées antérieurement ont également suggéré que les stéréotypes liés au genre sont fortement présents dans le monde chirurgical et que les chirurgiens ont tendance à associer la chirurgie aux hommes et la médecine de famille aux femmes. Cependant, et contrairement aux autres études, la présente étude montre que ces stéréotypes liés au genre s’étendent à d’autres membres de l’équipe, notamment les anesthésistes et les infirmiers. En effet, les infirmiers hommes de cette étude ont exprimé que l’atmosphère de travail avec des médecins hommes était plus conviviale et amicale et, qu’ils se sentaient, par ailleurs, plus respectés et écoutés par ceux-ci que par les médecins et les infirmiers femmes. D’un autre côté, les chirurgiens et anesthésistes femmes se sentaient souvent mises à l’épreuve lorsqu’elles devaient assumer des rôles de meneur ou de preneur de décisions. En effet, les comportements assertifs des chirurgiens et anesthésistes femmes sont souvent interprétés négativement et peuvent entraîner des tensions entre collègues. Par exemple, un comportement assertif chez une chirurgienne est « susceptible d’être considéré comme hostile », tandis que le même comportement chez un homme chirurgien « est susceptible d’être considéré comme un bon leadership ». En réponse à cela, de nombreuses chirurgiennes de cette étude ont déclaré avoir choisi « d’omettre » leurs compétences et leurs connaissances afin de paraître moins « menaçantes » envers leurs collègues femmes. À leur tour, les anesthésistes femmes ont déclaré qu’elles devaient adopter des stratégies spécifiques (de langage et de positionnement) afin d’être écoutées et respectées par les autres membres de l’équipe. Cependant, et malgré ces stratégies, elles ont l’impression qu’il existe toujours des différences par rapport à leurs collègues hommes. Les médecins femmes sont ainsi confrontées à un dilemme : défier les stéréotypes traditionnellement instaurés au niveau institutionnel ou s’y conformer. Les deux cas de figure, entraînent de potentielles conséquences au niveau social et professionnel (ex. : investissement dans la carrière, choix des spécialités, occupation de postes de direction etc.).
Bien que les dynamiques de genre puissent changer au fur et à mesure que plus de femmes entrent en médecine, celles-ci sont toujours très présentes et particulièrement influentes dans les spécialités qui sont encore connues pour être « dominées » par les hommes, notamment l’orthopédie ou la chirurgie cardiaque. Cela pourrait avoir des répercussions sur le bien-être psychologique et professionnel des médecins femmes (p. ex. la satisfaction au travail, le burn-out), en plus des dysfonctionnements au niveau du travail en équipe et des conséquences négatives pour la sécurité des patients. Ceci a été observé dans une étude récente qui a montré qu’au sein des BO, les conflits interprofessionnels et les ruptures de communication en raison des stéréotypes de genre et des relations de pouvoir genrées ont des conséquences négatives sur les résultats personnels, professionnels et pour les patients.
Les stéréotypes liés au genre et les relations de pouvoir genrées ont également un impact au niveau des relations hiérarchiques entre les différents groupes professionnels, ce qui constitue à nouveau une menace pour le travail en équipe. En réalité il est important de souligner que, dans la présente étude, les tensions ont été plus souvent signalées entre les infirmières et les chirurgiennes. Cela met en évidence l’omniprésence et l’intériorisation des normes de genre, tant par les femmes que par les hommes, envers les femmes chirurgiennes. D’un côté, les femmes médecins de cette étude ont révélé le besoin de se lier d’amitié avec les infirmières afin de leur faciliter la vie. De l’autre côté, les femmes infirmières semblaient avoir moins de difficultés à défier les femmes chirurgiennes et à avoir plus de craintes de s’élever contre les hommes chirurgiens. Cela concorde avec les résultats d’études antérieures, qui montrent que les infirmières étaient plus disposées à « servir » les hommes médecins et que, inversement, les femmes médecins recevaient moins d’aide, de soutien et de respect de la part de leurs collègues infirmières. Fait intéressant, les tensions entre les infirmières et les anesthésiologistes n’ont pas été signalées par les participants. Des recherches futures pourraient être réalisées afin de mieux comprendre pourquoi le genre semble avoir moins d’impact dans la dynamique anesthésiste-infirmière par rapport à la dynamique chirurgien-infirmière.
Au-delà du genre, d’autres facteurs d’identité sociale se sont également révélés importants dans la façon dont le travail d’équipe est perçu et vécu par les membres de l’équipe, notamment l’âge, la langue, l’origine ethnique, la profession, le statut de stagiaire, le niveau d’expérience et le lieu de formation. Le statut de stagiaire, en particulier, ajoute un élément supplémentaire au niveau de la complexité des hiérarchies de genre et de pouvoir existant dans le BO, et cela a bien été souligné par les participants de la présente étude (par exemple, lorsque l’équipe accorde plus d’attention aux informations relayées par un stagiaire homme que par un stagiaire femme).
Les auteurs concluent qu’il est peu probable que les interventions visant à améliorer le travail en équipe, au travers de la communication, la sécurité psychologique, la confiance et la coopération, soient efficaces lorsque les stéréotypes de genre et les relations de pouvoir genrées continuent d’exister au sein des équipes chirurgicales. Les auteurs listent une série d’interventions qui sont susceptibles de surmonter les problèmes de genre au BO : organiser des séances de simulation pour former les membres de l’équipe à reconnaître et à affronter les préjugés liés au genre, à travers, par exemple, des scénarios précis et réels ; sensibiliser les membres de l’équipe aux problèmes de genre lors des débriefings ; promouvoir le débat autour de cette problématique lors des études de médecine/stages ; mettre en place de réformes structurelles afin de faire progresser l’égalité des genres en médecine (ex. : horaires flexibles, congés parentaux non genrés, soutien de garde d’enfants, engagement envers les principes d’égalité, de diversité et d’inclusion dans toutes les politiques organisationnelles, entre autres).