C’est à cette période que j’ai eu l’occasion de rencontrer le docteur Don Berwick de l’Institute for Healthcare Improvement2 (IHI). Bien que nous ayons déjà travaillé à l’amélioration de nos systèmes de soins et que nous ayons fait quelques progrès, j’ai compris qu’il y avait encore beaucoup à faire pour améliorer la sécurité des patients.
À cette époque, nous avons appris que ce n’était pas sur les personnes qu’il fallait se concentrer, mais sur les systèmes. J’ai rapidement compris que les personnes les plus compétentes pouvaient commettre des erreurs susceptibles de causer un préjudice grave à un patient. Nous avons emprunté à d’autres secteurs d’activité la simplification et la normalisation comme base pour aborder la question de la condition humaine. Par condition humaine, j’entends le fait que les êtres humains commettent des erreurs et que, lorsque les systèmes ne sont pas correctement conçus, il est encore plus probable qu’ils commettront des erreurs. La façon dont nous pouvons améliorer les systèmes consiste donc à réduire leur complexité, à éliminer les étapes et à veiller à développer une approche normalisée qui aide à fournir des soins fondés sur des données probantes.
Quels résultats ?
Par le biais de nombreuses collaborations à travers le monde, nous continuons à renforcer la capacité des individus à mener des améliorations en nous concentrant sur les outils, les méthodes et les mesures d’amélioration. Cela dure depuis plus de 20 ans, et nous nous efforçons toujours de garantir la sécurité des soins prodigués aux patients. Nous avons mis l’accent sur les systèmes de signalement pour repérer les failles dans notre système et sur les mesures afin de déterminer sa performance. Cependant, malgré tous nos efforts, notre niveau de sécurité n’est pas aussi élevé que celui d’autres secteurs à haut risque. Je reconnais qu’il y a eu des améliorations dans certains domaines, comme la réduction de certaines infections des cathéters centraux, la réduction des escarres et la réduction des infections urinaires associées aux cathéters. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas atteindre des niveaux de sécurité encore plus élevés ?
Les raisons sont multiples : les organisations estiment avoir déjà accompli tout le travail nécessaire, les dirigeants ne considèrent plus la sécurité comme l’une de leurs priorités, les soins dispensés deviennent de plus en plus complexes, l’âge des patients augmente ce qui nécessite des traitements plus compliqués, à ces raisons s’ajoutent le manque de personnel et l’épuisement professionnel.
Bien que l’on puisse dire que tous ces facteurs contribuent à la situation, il reste encore beaucoup à faire. Je continue à soutenir la normalisation et la simplification lorsque c’est possible. Je pense également qu’il faut continuer à former les personnels pour qu’ils apprennent à s’améliorer plutôt que d’espérer une amélioration sans adopter un système solide, comme le Modèle d’amélioration, le Lean management ou toute autre méthodologie d’amélioration déjà utilisée, chacune ayant ses propres avantages et inconvénients.
Je pense qu’il faut rappeler aux dirigeants, à tous les niveaux de l’organisation, que la priorité doit être donnée à la sécurité des patients et du personnel. Lorsque nous privilégions l’efficacité sans tenir compte de son impact sur la sécurité, nous mettons notre patient en danger. La multiplication des tâches assignées aux médecins, infirmières et autres professionnels de santé les oblige à faire des choix. Par conséquent, ces personnes sont souvent obligées de prendre des raccourcis pour répondre aux exigences des soins quotidiens. Le rôle que les dirigeants peuvent jouer en veillant à ce que la sécurité des patients et du personnel soit au premier plan permettra au moins de préserver les améliorations déjà apportées.
Au cours des 15 dernières années, le rôle de la culture a fait l’objet de nombreuses discussions. La culture est quelque chose de difficile à saisir et pourtant elle a une influence décisive sur tout ce que nous faisons. Elle est le produit des comportements qui découlent de nos valeurs. Chacun d’entre nous est responsable de ses comportements et les dirigeants doivent indiquer clairement quels sont les comportements attendus et quels sont ceux qui ne seront pas tolérés.
Cette prise de conscience du rôle de la culture se développe depuis un certain temps dans les soins de santé. Pourtant, parce que nous ne comprenions pas bien son rôle dans l’amélioration de la sécurité des patients, nous n’avons pas cherché à développer l’environnement qu’offre une culture de sécurité. Au cours de ces nombreuses années, j’ai participé au programme de formation des responsables de la sécurité des patients de l’IHI. En travaillant avec des experts du monde entier, en participant à des visites dans de nombreux hôpitaux, performants ou non, et en utilisant les informations fournies par les participants aux formations, nos intervenants ont identifié les éléments clés nécessaires à la création d’un environnement qui nous permette d’atteindre des niveaux de sécurité encore plus élevés. Les résultats sont représentés dans un graphique intitulé Cadre pour des soins sûrs, fiables et efficaces3 (Figure 1). Ce cadre s’articule autour de trois domaines : le rôle des dirigeants, la culture et le système d’apprentissage.
Un cadre pour guider les leaders
Le rôle des dirigeants d’une organisation n’est pas de répondre à toutes les questions, mais de guider les individus et de leur apporter le soutien nécessaire pour qu’ils s’améliorent. C’est également le rôle des dirigeants de veiller à ce qu’il y ait un système d’apprentissage dans lequel on apprend de ce qui va bien et de ce qui ne va pas. Nous passons beaucoup de temps à chercher des défauts et à mettre en place des systèmes pour y remédier, mais pas assez à apprendre ce qui fonctionne vraiment dans les systèmes existants. Ce sont les comportements des dirigeants qui guident l’organisation et permettent le développement d’une culture favorable. En premier lieu, ils doivent se responsabiliser et responsabiliser les autres pour s’assurer que les comportements souhaités sont récompensés et encouragés et que les comportements non souhaités sont éliminés.
Le domaine suivant concerne la culture avec des dimensions telles que la sécurité psychologique, une approche juste et équitable de la responsabilité, le travail d’équipe et la communication, ainsi que la négociation et l’harmonisation.
La sécurité psychologique, concerne le personnel et les patients, cela implique notamment qu’ils se sentent en confiance pour poser des questions lorsqu’ils ont des doutes, pour suspendre une activité lorsqu’ils estiment qu’elle fait courir un risque au patient, ou pour admettre leur ignorance d’un sujet en toute sérénité devant autrui.
La deuxième dimension de la culture privilégie une approche juste et équitable en cas de problème. On parle souvent d’une culture juste. Elle est indissociable d’une culture de sécurité, car la manière dont une organisation réagit lorsque quelque chose se passe mal influence considérablement la création d’un environnement psychologiquement sûr. Cette approche ne commence pas par l’utilisation d’un algorithme, mais s’attache d’abord à déterminer si le problème découle d’une défaillance du système. Ce changement de perspective indique au personnel que l’organisation s’est engagée à ne pas tenir les individus pour responsables des défaillances systémiques, tout en les tenant pour responsables de leurs comportements. Cela ne signifie pas que les organisations doivent abandonner les algorithmes. Il s’agit de modifier la séquence de l’enquête, de sorte qu’elle ne commence pas par se concentrer sur les personnes.
L’élément suivant concerne le travail d’équipe et la communication. Nos systèmes de santé sont complexes et le parcours de soins de chaque patient nécessite la collaboration de nombreux acteurs, que ce soit à l’hôpital ou en dehors. Souvent, nous pensons avoir délivré un message sans pour autant vérifier s’il était clair, compréhensible et transmis de manière à encourager l’autre à poser des questions en cas d’incompréhension. On consacre beaucoup de temps à la communication par divers moyens. Pourtant, rares sont ceux qui tiennent compte de la différence entre l’intention du message et son impact sur celui qui le reçoit. Parfois, un message bien intentionné peut être mal interprété, créant un environnement potentiellement préjudiciable ou engendrant un manque de confiance envers son émetteur. Plusieurs facteurs peuvent influencer la qualité de la communication, tels que l’utilisation de jargon, l’emploi de termes peu familiers aux destinataires du message, la déficience auditive, des messages incomplets ou qui n’atteignent jamais leur public cible. J’entends souvent dire qu’une grande partie de la communication se fait par courrier électronique. Bien qu’il s’agisse effectivement d’un moyen de communication, ce n’est pas toujours le meilleur. Les messages ne sont pas toujours vus et lus par tout le monde, et le ton employé peut souvent être mal interprété. Le secteur des soins de santé a adopté des outils provenant d’autres secteurs afin de faciliter la communication entre les professionnels. L’un d’entre eux est le SBAR4, traduit fréquemment par Saed (situation, antécédents, évaluation, décision).
Parce qu’il y a parfois des opinions divergentes, les équipes efficaces doivent être capables de résoudre ces conflits pour parvenir à une solution qui serve au mieux l’intérêt du patient. Cet aspect du domaine culturel s’appelle la négociation ou l’harmonisation. Les méthodes de négociation peuvent varier, mais au sein d’une culture axée sur la sécurité des patients, ces conflits sont toujours résolus dans le meilleur intérêt des patients et du personnel.
Conclusion
En résumé, la culture d’une organisation est celle qui convient à cette organisation à un moment donné. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une culture qui encourage et favorise un environnement où le personnel et les patients se sentent en confiance pour s’exprimer, où la responsabilité des individus s’applique à leurs comportements mais pas aux défaillances du système, où les équipes communiquent efficacement entre elles, avec d’autres équipes et avec les patients, et où elles peuvent réfléchir et résoudre les problèmes dans l’intérêt supérieur du patient et du personnel. Sans ce changement culturel, nous continuerons à nous efforcer de prévenir les erreurs courantes, mais nous ne serons pas prêts à faire face à l’inattendu.
Notes :
1- Hôpital de Boston, spécialisé en cancérologie (enfants et adultes) et jouissant d’une réputation mondiale.
2- Institut pour l'amélioration des soins de santé.
3- Framework for safe, reliable and effective care. Source : Frankel A, Haradan C, Federico F, Lenocci-Edwards J, et al. A framework for safe, reliable and effective care. White paper. Cambridge, MA: Institute for Heathcare Improvement, 2017. Accessible à : https://www.ihi.org/resources/Pages/IHIWhitePapers/Framework-Safe-Reliable-Effective-Care.aspx (Consulté le 03-11-2023).
4- Situation, background, assessment, recommendation, situation, contexte, évaluation et recommandation. Développée initialement dans un contexte militaire, puis industriel, cette technique est recommandée pour guider la communication dans une équipe de soins, notamment pour échanger sur la situation des patients.