Contexte
En France, on estime à 140 000 le nombre d’hospitalisations annuelles en lien avec des effets secondaires médicamenteux [1]. L’Assurance Maladie estime que la iatrogénie médicamenteuse est responsable de 7 500 décès par an à l’hôpital [2]. Cette iatrogénie est particulièrement importante chez les patients âgés en raison d’une polymédication importante chez des patients porteurs de pathologies multiples. Chez ces patients, un tiers des effets indésirables pourraient pourtant être évités par des prescriptions médicales ou une surveillance plus adaptées [1].
La lutte contre la iatrogénie constitue donc un enjeu majeur de santé publique. À ce titre, la diminution des prescriptions médicales inadaptées chez les personnes âgées est une priorité affichée depuis la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique [3].
De nombreuses actions ont été mises en œuvre afin d’améliorer ces prescriptions. En 2005, l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (Afssaps) a édité un guide de bon usage pour prévenir la iatrogénie médicamenteuse chez la personne âgée [4]. Ce guide détaille les facteurs de risque de iatrogénie, donne des recommandations d’ordre général puis par classe thérapeutique. En 2006, la Haute Autorité de santé (HAS) a proposé le programme « prescription médicamenteuse chez le sujet âgé » (PMSA) [5] : il s’agit d’un ensemble d’outils et de recommandations afin de diminuer le risque iatrogénique. Ces recommandations distinguent deux temps : À chaud, devant tout symptôme, il faut évoquer la possibilité d’une origine médicamenteuse ; et pour toute nouvelle prescription, il est nécessaire de définir la balance bénéfices/risques de façon personnalisée. À froid, il est recommandé de faire régulièrement des révisions de dossiers et d’ordonnances. Les dossiers des patients doivent contenir la liste exhaustive des pathologies et des traitements pris (y compris les traitements prescrits par d’autres médecins ou pris en automédication), une clairance récente, les critères de jugement de l’efficacité et de la tolérance des traitements, ainsi que le suivi de ces critères. Pour l’analyse de l’ordonnance, deux grilles sont proposées : la première vérifie pour chaque traitement s’il a une indication, des contre-indications, la posologie et la galénique ; la deuxième vérifie pour chaque pathologie si le patient reçoit un traitement, sa posologie, la durée de prescription, et les critères de jugement de l’efficacité et de la tolérance de celui-ci.
La HAS a aussi proposé en 2010 un programme de diminution de la prescription de neuroleptiques chez les patients atteints de démence d’Alzheimer : le programme « alerte et maîtrise de la iatrogénie des neuroleptiques dans la maladie d’Alzheimer » (AMI Alzheimer) [6].
Rôle du pharmacien d’officine
Ces programmes s’adressent aux médecins, mais la lutte contre la iatrogénie est aussi une mission des pharmaciens d’officine, l’analyse de l’ordonnance étant liée à la délivrance des médicaments. En 2012, la Société française de pharmacie clinique (SFPC) a édité des recommandations allant dans ce sens [7]. Depuis mars 2018, ce rôle du pharmacien a été renforcé par la création du bilan partagé de médication (BPM) [8] : il s’agit de mettre en place des entretiens pharmaceutiques auprès des personnes âgées à risque de iatrogénie médicamenteuse, afin d’analyser l’ordonnance, de répondre aux interrogations du patient concernant son traitement, de l’aider dans l’administration de celui-ci et de favoriser son observance. Pour réaliser ce BPM, chaque pharmacien dispose d’un guide d’accompagnement validé par la HAS et de fiches de suivi [8], ainsi que de préconisations éditées par la SFPC [9]. Ce BPM est rémunéré par l’Assurance Maladie.
Les soins primaires sont donc en première ligne dans la lutte contre la iatrogénie médicamenteuse. Les médecins généralistes et les pharmaciens d’officine sont incités à s’impliquer dans celle-ci via de multiples programmes, mais il n’existe pas de coordination entre les actions menées par ces deux professions.
L’expérience de notre maison de santé pluridisciplinaire
Un des objectifs des regroupements de professionnels de santé de premier recours au sein d’équipes de soins primaires (ESP) et de maisons de santé pluridisciplinaires (MSP) est d’inciter au décloisonnement de ces professions, pour favoriser des pratiques coordonnées plus efficientes. Le pôle de santé des Allymes est une MSP qui regroupe 36 professionnels de santé libéraux du bassin d’Ambérieu-en-Bugey, dans l’Ain : 8 infirmières, 8 kinésithérapeutes, 8 médecins généralistes, 8 pharmaciens, 2 podologues, 1 sage-femme et 1 diététicienne. Notre MSP s’est engagée à diminuer la iatrogénie chez les personnes âgées, au titre de mission de santé publique. Pour cela, un travail de coordination a été mis en place entre les médecins généralistes et les pharmaciens. Ce protocole compote trois axes :
- Le premier axe consiste en l’arrêt de la prescription de médicaments dont la balance bénéfices/risques est jugée négative. Nous utilisons pour cela la liste de la revue Prescrire, qui publie chaque année une liste de médicaments à écarter [10]. Cette liste a été choisie car elle est actualisée tous les ans, ce qui n’est pas le cas d’autres listes existantes (liste Laroche par exemple) [11]. Les médecins évitent de prescrire ces traitements, ou essaient de trouver une meilleure alternative si les patients les prennent déjà. Lorsque les pharmaciens délivrent l’un de ces traitements, ils sont incités à le notifier au médecin prescripteur.
- Le deuxième axe est la clarification des ordonnances. Tout changement de traitement de fond doit être clairement identifié par le médecin, en notant sur la prescription un commentaire du type « ajout », « arrêt », ou « changement de posologie ». Si le pharmacien constate une modification de traitement sans ces indications, il doit s’assurer qu’elle est volontaire, en appelant le médecin traitant, ou en se référant au dossier du patient dans le système d’information partagé1.
- Le troisième axe est une revue de médication pluridisciplinaire : c’est une analyse des ordonnances des patients à risque de iatrogénie, de façon conjointe par les médecins et les pharmaciens, en trois étapes. La première étape de cette analyse est, chaque année, l’identification de nos patients de plus de 75 ans à risque de iatrogénie médicamenteuse, selon les critères de la HAS (personnes avec au moins deux pathologies chroniques ou une insuffisance d’organe ; personnes avec au moins dix prises quotidiennes de médicaments ; ou personnes traitées par au moins cinq médicaments dont un diurétique, ou un antiagrégant ou anticoagulant, ou un psychotrope) [12]. La deuxième étape est l’analyse conjointe de l’ordonnance par le médecin et par le pharmacien traitants, au moyen d’une grille commune. La troisième étape est la rencontre entre tous les médecins et les pharmaciens, afin de lire et d’interpréter ces grilles. Les objectifs de ces réunions sont la suppression des médicaments ayant une balance bénéfices/risques négative ; le choix de la molécule la mieux validée ; l’adaptation de la posologie et de la galénique ; la vérification de l’observance de chaque traitement ; l’ajout éventuel d’un traitement qui serait utile au patient ; l’adaptation du suivi clinique et biologique, que ce soit pour l’efficacité ou pour la tolérance des traitements ; et enfin l’incitation des soignants à s’interroger de cette manière lors de chaque nouvelle prescription ou renouvellement de traitement.
Utilisation de la grille d’analyse
Un exemple de grille d’analyse remplie est présenté en Annexe I. Il s’agit d’un document Excel® accessible et modifiable en ligne. Il comporte deux feuillets, l’un à remplir par le médecin, et l’autre à remplir par le pharmacien. Pour le feuillet « médecin » : en abscisse, le médecin renseigne l’ensemble des traitements du patient concerné et leurs posologies. Il renseigne aussi la clairance, et l’âge du patient. En ordonnée, il renseigne l’ensemble des pathologies en cours chez le patient. Pour chaque médicament, le médecin indique, en face de la pathologie pour laquelle celui-ci est prescrit, si cette prescription est en accord ou non avec les recommandations (en se basant sur les recommandations de la HAS ou de sociétés savantes, sur des conférences de consensus, sur des articles scientifiques, sur les critères du screening tool of older person’s prescriptions [Stopp] et du screening tool to alert doctors to right treatment [Start], etc). Les prescriptions hors recommandations apparaissent en rouge, et le groupe propose alors une modification. Les médicaments qui ne correspondent à aucune pathologie doivent être arrêtés. S’il n’y a pas de médicament en face d’une pathologie, le groupe vérifie qu’il n’en faut pas un. Pour chaque médicament, sont ensuite indiqués le service médical rendu (SMR), et les éventuels éléments de surveillance biologique des effets secondaires (par exemple la thyroid stimulating hormon (TSH) pour l’amiodarone, ou les transaminases pour des statines). Pour chaque pathologie, le médecin renseigne comment et quand l’efficacité de la prise en charge a été évaluée. Le constat d’une pathologie sous- ou surtraitée entraîne une proposition du groupe. Enfin, le médecin renseigne s’il existe une hypotension orthostatique ; si la tolérance clinique, l’observance et l’automédication ont été évaluées dans l’année ; et qui délivre le traitement.
Dans le feuillet « pharmacien », l’âge, la clairance, les médicaments et les pathologies renseignés par le médecin sont automatiquement reportés. Si besoin, le pharmacien rajoute les traitements qui ont été délivrés au patient sans connaissance du médecin traitant. Il indique aussi qui est le prescripteur ou s’il s’agit d’automédication. Pour chaque médicament, en face de la pathologie pour laquelle il est prescrit, le pharmacien renseigne si son indication et sa posologie sont en accord avec son autorisation de mise sur le marché (AMM). Le pharmacien renseigne la présence d’éventuelles contre-indications, vérifie si la posologie et la galénique sont adaptées au patient, et s’il a connaissance d’une mauvaise observance (en se basant sur le nombre de boîtes délivrées au patient). Il renseigne enfin les principales interactions à prendre en compte.
La lecture de cette grille lors des réunions entre médecins et pharmaciens amène à d’éventuelles propositions de modifications thérapeutiques. Ces propositions sont intégrées au dossier patient au sein du système d’information partagé, et peuvent être requêtées. Un an après la réunion, médecins et pharmaciens regardent ensemble si les changements proposés ont été effectués, et quels ont été les freins si ce n’est pas le cas.
Complémentarité entre ce protocole d’analyse et le BPM
Les professionnels participant à ces réunions sont rémunérés, à partir d’un forfait que les MSP reçoivent au titre de l’accord conventionnel interprofessionnel avec la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Ces réunions n’entrent pas dans le cadre du BPM, et ne sont pas rémunérées à ce titre. Il existe néanmoins une complémentarité entre ces deux méthodes. Certains pharmaciens de la MSP effectuent des BPM. Ils ont formalisé au sein du système d’information les fiches de suivi de ceux-ci. Les médecins ont ainsi accès au bilan effectué, et les pharmaciens aux données médicales du patient nécessaires à ce bilan (antécédents, traitements antérieurs, allergies, etc.).
L’absence de connaissance de ces éléments clés du dossier médical par le pharmacien était le frein principal pour la réalisation du BPM, mais d’autres freins ont aussi été identifiés : la lourdeur de la démarche, et la rigidité d’une méthodologie systématisée, sans hiérarchisation des données, avec le risque qu’une information pertinente se noie dans l’ensemble des informations recueillies. Le BPM a toutefois l’avantage d’inclure totalement le patient dans la démarche, ce qui n’est pas le cas de notre protocole.
Dans notre protocole, il est prévu que le médecin rende compte au patient des conclusions de l’analyse qui a été faite sur son traitement, mais les risques sont l’inaction du médecin et la non-adhésion du patient. Ceci est une vraie limite de notre démarche. Une autre limite est la difficulté qui a été rencontrée pour faire adhérer certains médecins et pharmaciens. On constate ainsi une variabilité d’adhésion et de participation aux réunions entre les différents professionnels de santé. Toutefois, notre grille d’analyse du traitement a été réalisée pour pouvoir être interprétée lors de ces réunions même en l’absence des personnes qui l’ont remplie.
Bilan et intérêts de notre dispositif
L’utilisation d’une grille d’analyse commune aux médecins et aux pharmaciens a plusieurs intérêts. Cela permet tout d’abord à chaque professionnel de santé d’avoir les informations nécessaires à l’analyse du traitement du patient concerné. Pour le pharmacien, ce sont par exemple les pathologies chroniques, la dernière clairance, les éléments de surveillance de l’efficacité et de la tolérance. Pour le médecin, ce sont les médicaments délivrés au patient dont il n’a pas eu connaissance, et l’observance. Cette grille commune permet aussi d’utiliser avec une meilleure pertinence les compétences propres à chaque profession. Les médecins vont évaluer la pertinence des traitements pour chaque pathologie, en se basant sur des données validées de la science (recommandations, articles scientifiques, SMR, etc.), alors que les pharmaciens se baseront plutôt sur les données de l’AMM. Si le jugement de l’efficacité du traitement est plutôt une compétence du médecin, l’analyse des interactions, les adaptations posologiques ou de la galénique sont plutôt celles du pharmacien.
Notre démarche a plusieurs limites. Certaines ont déjà été évoquées : le manque de participation du patient, et un retour des conclusions confié au médecin, qui ne va pas toujours dans le sens des modifications proposées. Cela peut être lié au relationnel particulier entre le médecin et son patient : le médecin, connaissant son patient, peut préférer ne pas engendrer de modifications qui risqueraient d’être anxiogènes ou d’avoir un effet inverse à celui attendu. Cela peut être accentué par les réticences au changement que peuvent exprimer certains patients. Le médecin peut aussi parfois trouver difficile d’expliquer au patient que sa prescription était inutile ou inadaptée.
D’autre part, nous avons constaté la difficulté de proposer des modifications de traitement, pour des médicaments qui ne sont pas prescrits par le médecin traitant, mais par un autre spécialiste. Une autre limite, déjà évoquée également, est l’investissement variable des professionnels de santé, dont les causes n’ont pas été recherchées, mais l’aspect chronophage de la démarche doit être mentionné.
Il aurait aussi pu être intéressant de faire intervenir d’autres professionnels de santé, notamment les infirmiers, souvent responsables de la délivrance des traitements, et donc à même d’évaluer leur observance. Cette proposition avait été faite initialement mais n’avait reçu qu’une faible adhésion de la part des infirmières, et n’a pas été renouvelée.
Au sein de notre MSP, ces réunions ont commencé en juin 2016. Au 15 janvier 2018, huit réunions de revues médicamenteuses ont déjà été effectuées. L’analyse de 54 ordonnances a abouti à des propositions de modifications thérapeutiques pour 36 patients (66,7 %). Ces modifications ont été effectives chez 27 patients (soit 75 % de modifications effectuées). À noter que deux patients pour qui une modification thérapeutique a été proposée n’ont pas encore été revus. Des modifications du suivi ont été proposées pour 20 patients (37 %). Il s’agissait le plus souvent d’une demande de vérification de l’absence d’une hypotension orthostatique. Ces recommandations ont été suivies pour 7 patients (soit 35 % de recommandations suivies).
Le nombre de patients concernés peut paraître faible au vu de l’investissement des professionnels de santé (dix à vingt minutes de préparation et deux heures de réunions quatre fois par an, pour huit médecins et cinq pharmaciens), mais les bénéfices de ces rencontres vont au-delà des seules ordonnances analysées. Elles permettent en effet un partage de compétences entre médecins et pharmaciens. Les cas discutés en groupe incitent les médecins à modifier leurs pratiques de prescription au quotidien, car ils retrouvent fréquemment des cas similaires lors de nouvelles prescriptions ou de renouvellement de traitement pour d’autres patients. Un exemple de résultat complémentaire de ce travail a été l’adaptation de la posologie de metformine pour l’ensemble de nos patients diabétiques porteurs d’une maladie rénale chronique. Lors d’une réunion, nous avons constaté que deux patients avaient une posologie de metformine trop élevée par rapport à leur clairance. Notre système d’information nous a permis d’établir la liste de tous nos patients traités par metformine ayant une clairance inférieure à 60 ml/min. Nous avons ensuite créé une alerte dans les dossiers de ces patients, afin qu’au prochain renouvellement, la posologie de la metformine soit vérifiée et éventuellement adaptée.
Enfin, ces réunions, avec les autres actions en exercice pluriprofessionel mises en place, sont l’occasion de créer du lien entre les professionnels de santé du territoire. En effet, ces derniers ont des missions communes, mais des pratiques souvent très cloisonnées ; la lutte contre la iatrogénie et le BPM en sont un exemple flagrant. Cela permet d’optimiser l’usage des compétences de chacun, dans une démarche centrée sur le patient. L’amélioration de ce lien permet une meilleure communication entre les professionnels de santé, primordiale pour des pratiques de meilleure qualité et plus sûres.
Financements: Ce travail a été financé par des fonds initialement issus de forfaits liés aux expérimentations de nouveaux modes de rémunération, via l’agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes, puis d’un accord conventionnel interprofessionnel avec la CPAM.
Note:
1- L’ensemble des informations de chaque dossier patient est partagé par les membres de la MSP au sein de ce système d’information.