Cela fait plus de dix ans que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a introduit la Surgical Safety Checklist comme un programme permettant d’améliorer la communication et la performance du travail en équipes au bloc opératoire1. Certes, les check-lists n’étaient pas une nouveauté en médecine [1] lorsque, en janvier 2009, les résultats de la première grande évaluation systématique en chirurgie ont été publiés [2]. Les interventions chirurgicales devenant de plus en plus complexes, il était inévitable que de telles interventions systémiques soient nécessaires, et ce d’autant que les compétences non techniques (et en premier lieu, communication, coopération, leadership…), éléments clefs de la sécurité des patients, ne sont guère enseignées dans le cursus des médecins. Rétrospectivement, il est même étonnant que l’irruption en médecine de ces supports formalisés de communication, qui ont fait florès dans l’aéronautique ou l’industrie nucléaire, ne se fût pas produite plus tôt. Depuis, l’adoption de la check-list a été rapide dans la plupart des pays. En France, la Haute Autorité de santé (HAS) en a fait, en 2010, une pratique exigible prioritaire dans la procédure de certification des établissements de santé. Pourtant, malgré son apparente simplicité d’utilisation, la check-list reste un outil de sécurité difficile à mettre en œuvre dans la routine, avec des problématiques de réalisation collective et d’investissement des professionnels du bloc opératoire, qui y voient, malgré les preuves manifestes de son efficacité, une contrainte administrative supplémentaire. Ils ont encore du mal à l’utiliser correctement et à maintenir l’enthousiasme de manière durable. Sur la base des données de la littérature et des retours d’expérience rappelant que la survenue d’événements indésirables graves est encore fréquente au bloc opératoire [3], la HAS a revu sa position sur la check-list au bloc opératoire. Elle considère bien sûr toujours comme non négociable la nécessité d’une vérification croisée des informations essentielles avant, pendant et après toute intervention. En revanche, elle laisse toute latitude aux sociétés savantes et aux équipes de soins pour y parvenir. La politique ainsi définie peut se résumer par la formule « Adapter la check-list pour mieux l’adopter », afin que les professionnels de santé se l’approprient selon des modalités adaptées à la culture de leur établissement et aux spécificités de leur discipline. Le présent article est organisé en quatre parties : forces, faiblesses, menaces et opportunités, sur la base d’une revue narrative de la littérature. L’objectif est d’accompagner la réflexion menée par les professionnels dans le cadre de cette refonte de son utilisation.
Forces de la check-list au bloc opératoire
- La check-list a scientifiquement fait la preuve de son efficacité en termes d’amélioration de la morbi-mortalité péri-opératoire.
- La check-list améliore la communication au bloc opératoire et vraisemblablement la culture de sécurité des équipes.
- La check-list est promue par les leaders mondiaux de la chirurgie et de la qualité et sécurité des soins.
- La check-list est connue de tous les professionnels de santé et utilisée dans la quasi-totalité des blocs opératoires français.
Une littérature abondante et convaincante en faveur de l’efficacité de la check-list
L’étude princeps de 2009 a été publiée dans le New England Journal of Medecine par Haynes et al. du Safe Surgery Saves Lives Study Group2. Elle a été réalisée selon un format avant/après mise en place de la check-list, de manière prospective, sur une cohorte de près de 8 000 patients suivie dans huit hôpitaux répartis dans le monde entier. Ce travail a mis en évidence une diminution très significative de 47% de la mortalité péri-opératoire après chirurgie et une diminution d’un tiers des complications [2]. Cette étude pilote a été suivie vingt mois plus tard par une étude réalisée aux Pays-Bas par l’équipe de de Vries, démontrant des améliorations remarquables des résultats chirurgicaux à la suite de l’introduction d’un système de sécurité basé sur une check-list longitudinale prenant en compte l’ensemble du parcours du patient en amont et en aval du bloc, c’est-à-dire de l’entrée à la sortie de l’établissement [4]. La puissance combinée de ces deux publications a suscité un engouement international sans précédent pour l’utilisation de la check-list au bloc opératoire [5] et cette vérification systématique est considérée comme un standard de soins dans la plupart des systèmes de santé [6]. De nombreuses études et revues systématiques [7,8,9,10,11,12,13,14,15,16], dont un essai contrôlé randomisé [17], ont documenté, avec un degré de robustesse variable, que l’introduction de la check-list dans la routine améliorait en partie les suites opératoires, en termes de morbi-mortalité, de réduction des séjours, de réhospitalisations et de réinterventions [18], y compris pour les interventions en urgence [19]. Une revue récente de la littérature a montré que les résultats étaient reproductibles dans plusieurs sortes d’établissements avec des schémas d’étude différents, et qu’il existait une relation étroite entre l’appropriation de la check-list par les professionnels du bloc opératoire et l’amélioration des résultats [6]. Ces bons résultats ont également été retrouvés à l’échelon d’un État américain (la Caroline du Sud) dans les hôpitaux ayant mis en œuvre le programme collaboratif intégrant l’utilisation de la check-list, avec une réduction de 22% de la mortalité après chirurgie. Ces changements n’ont pas été observés dans des hôpitaux de l’État n’utilisant pas la check-list [20]. Ces travaux, qui pour la plupart confirment l’efficacité d’un tel programme, n’occultent pas pour autant les défis de sa mise en œuvre et l’intérêt de programmes collaboratifs d’accompagnement [20]. Enfin, d’autres facteurs doivent être pris en compte, en plus de la check-list, pour expliquer l’amélioration de la mortalité post-opératoire [21]. Comme le souligne François Clergue, ces différentes études confirment que les check-lists (et autres programmes « facteurs humains »), sont plus puissantes pour réduire la mortalité des opérés que bien des médicaments [22,23].
L’impact positif de la check-list sur la communication et les échanges interprofessionnels, « nerf de la guerre » au bloc opératoire et pour la culture de sécurité
Une revue systématique de la littérature, réalisée par Stephanie Russ et al., a bien mis en évidence que la check-list améliorait le travail en équipe et la communication au bloc en pointant par ailleurs le lien entre mauvais résultats et mauvaise coordination d’équipe [24]. Dans une étude scandinave, un lien est fortement suggéré entre l’amélioration de la communication et la diminution des complications et des réhospitalisations [8]. Dans l’étude en Caroline du Sud précédemment citée, parallèlement à l’amélioration des résultats, il a été identifié des changements dans les pratiques du travail en équipe – par exemple, des améliorations de la communication (12%) et de la coordination (3%). Plus les compétences non techniques s’améliorent, plus la mortalité péri-opératoire associée diminue [25,26]. Haynes et al. ont mis en évidence que l’amélioration des résultats post-opératoires était associée à une meilleure perception du travail d’équipe et du climat de sécurité chez les répondants d’une enquête, ce qui suggère que de tels changements pourraient être en partie responsables de l’effet de la check-list [27]. Il est communément admis que la mise en œuvre efficace de la check-list peut être un outil puissant pour créer une culture de sécurité dans le bloc opératoire. Inversement, il est établi dans la littérature qu’une utilisation suboptimale de la check-list peut avoir un effet négatif sur le fonctionnement de l’équipe, notamment en termes de conflits et de barrières hiérarchiques [24]. Le processus de mise en œuvre, le contenu de la check-list elle-même et son utilisation en pratique remettent en question la culture hiérarchique traditionnelle de la salle d’opération en encourageant le travail d’équipe et la collaboration [28]. Tout au moins, la mise en œuvre de la check-list améliore la perception de la notion de sécurité par les équipes du bloc opératoire [29]. De manière intéressante, une revue systématique très récente de la littérature publiée en 2022 par Amstrong et al. a montré que, dans deux tiers des études, la check-list avait eu pour les professionnels un impact positif sur les résultats en termes de communication, de compréhension du cas et de culture de sécurité [16]. Toutefois et de manière inexpliquée, une étude contrôlée norvégienne réalisée dans un seul hôpital a montré que l’implémentation réussie de la check-list avait eu un impact limité sur la culture de sécurité [30].
L’utilisation de la check-list recommandée par des leaders mondialement connus
La liste des adeptes de la check-list est immensément longue et composée de noms célèbres : Atul Gawande [31], Alex Haynes [32], John Birkmeyer [5], Peter Pronovost [33], Frank Davidoff [34], Charles Vincent [35], Lorelei Lingard [36], François Clergue [18] pour n’en citer que quelques-uns. C’est pourquoi cette check-list initialement proposée par l’OMS a été retenue comme un élément incontournable par la plupart des organismes nationaux d’accréditation et la HAS en a fait, dès 2010, une pratique exigible prioritaire de sa procédure de certification.
Une utilisation qui s’est rapidement généralisée
À la suite de ces résultats, la check-list a été adoptée avec enthousiasme dans de nombreux établissements de santé à travers le monde. En France, depuis le lancement du programme Sécurité du patient au bloc opératoire par la HAS en 2010, de nombreux points sont à mettre à son crédit : le programme a été diffusé en un temps record dans tous les blocs opératoires français et tous les professionnels le connaissent. Dans de nombreux établissements, son utilisation est entrée dans la routine. Cette diffusion rapide, catalysée par l’effet « certification », doit être nuancée par une application perfectible. Une évaluation récente de son utilisation dans une analyse groupée d’études internationales sur les soins chirurgicaux a révélé que la check-list était utilisée dans 75% des opérations réalisées, mais sans que l’on connaisse précisément la qualité de son utilisation [37]. Et pourtant cette notion qualitative est essentielle : en effet, dans un travail anglais piloté par l’Imperial College de Londres dans cinq hôpitaux académiques anglais, les résultats étaient d’autant meilleurs que les trois temps de la check-list étaient renseignés – et dans ce travail, la check-list était entièrement renseignée dans deux tiers des cas [9].
Faiblesses de la check-list au bloc opératoire
- Les travaux publiés sont d’un niveau scientifique variable avec un niveau de preuve inconstant ou ne démontrant une efficacité que dans certaines sous-populations (établissements, équipes, médecins) très réceptives à ce type de programme.
- D’autres revues systématiques sont plus nuancées quant à l’amélioration de résultats ou portent plus sur l’amélioration des complications que de la mortalité.
- Les études se focalisent plus sur les résultats en termes de morbi-mortalité et ne précisent guère les modalités et la qualité de réalisation de la check-list, ni l’amélioration (ou non) des pratiques induites.
- La mise en œuvre imposée par voie administrative ou réglementaire peine à reproduire les résultats positifs des études princeps.
Certaines faiblesses méthodologiques dans les études publiées
Les deux études pivots essentielles, Haynes [2] et de Vries [4], sont des études avant/après dont les méthodologistes soulignent les biais méthodologiques, et ce d’autant que l’on connaît, sur les études longitudinales, une tendance à l’amélioration de pratiques et des résultats [38]. Néanmoins, Berwick rappelle que les essais randomisés en double aveugle, le gold standard3 de la recherche clinique, ne sont pas adaptés à la science de l’amélioration et que d’autres protocoles doivent être utilisés, comme ceux de l’ethno-sociologie (protocoles de type CMO : context + mechanism = outcome4) [39]. La seule étude randomisée de Haugen, précédemment citée [17], était un essai contrôlé en grappes étagées mais réalisé dans seulement deux hôpitaux. Cet essai n’a trouvé une réduction du taux de complications avec l’utilisation de la check-list et une réduction statistiquement significative de la mortalité post-opératoire avec l’utilisation d’une liste de contrôle que dans un seul des deux hôpitaux. Dans l’étude avant/après de van Klei et al., aucune réduction statistique globale de la mortalité opératoire n’a été retrouvée après la mise en place de la check-list [7]. Et ce n’est qu’après ajustement en fonction du degré de complétude du renseignement de la check-list qu’il apparaît une différence significative pour la mortalité, et surtout si la compliance à renseigner la check-list était optimale [37]. Les mêmes méthodologistes soulignent qu’en sélectionnant des sous-groupes qui participent optimalement à la réalisation de la check-list (et en les comparant à ceux qui ne le font pas), ces études introduisent un biais : les équipes ou les hôpitaux les meilleurs pour cette procédure participative sont vraisemblablement plus matures en matière de sécurité et leurs modes de travail différents (au-delà de la seule check-list) influencent peut-être les résultats chirurgicaux – sous-entendant ainsi que les résultats identifiés pour ces sous-populations ne seraient pas forcément généralisables.
Des discordances dans les résultats des revues systématiques
Pour toutes ces raisons, d’autres revues systématiques sur l’impact de la check-list sont nuancées, parlant d’améliorations inconstantes [40], de résultats plus souvent positifs pour la diminution des complications (plus d’1 étude sur 2) que sur l’évolution de la mortalité (moins d’1 étude sur 2) [16], ou de nécessité de réaliser d’autres études pour se prononcer sur le degré d’amélioration obtenu [41].
Une absence préjudiciable d’évaluation de la qualité d’utilisation de la check-list
Il faut souligner que la disparité, voire l’incohérence apparente de tous ces travaux tient aussi au fait que, le plus souvent, on ne connaît pas la qualité d’utilisation de la check-list. La revue systématique d’Armstrong précédemment citée rapporte que, sur les 300 études retenues, seulement un tiers précisait si la check-list avait été réalisée complètement, mais sans préciser la qualité « réelle » avec laquelle elle était effectuée [16]. Or c’est un facteur déterminant dans la qualité des résultats [7] et ce d’autant que la qualité de son utilisation est variable dans le temps et d’un bloc opératoire à l’autre [35,42,43]. L’impact sur les processus de travail (outputs) n’est pas précisé dans la plupart des études susmentionnées, or c’est un élément essentiel pour viser à obtenir des améliorations dans les résultats pour les patients (outcomes). De même, il est rarement précisé depuis combien de temps la check-list était utilisée dans les organisations évaluées, facteur essentiel dans l’appropriation de l’outil.
Une mise en œuvre obligatoire et non accompagnée de la check-list qui peine à reproduire les bons résultats de la littérature
Une étude canadienne a jeté un autre éclairage sur l’efficacité de la check-list. Urbach et al. de l’Université de Toronto [44] ont rapporté une analyse de la mortalité péri-opératoire dans la province de l’Ontario après l’introduction obligatoire de la check-list, promulguée peu de temps après la publication des résultats de l’étude de Haynes. Dans cette analyse précoce (seulement trois mois après l’introduction), les auteurs ont constaté que la baisse de 8,5% de la mortalité observée dans tous les cas, y compris en chirurgie ambulatoire telles l’ophtalmologie et l’arthroscopie, n’atteignait pas le seuil de significativité statistique. Ces résultats décevants ne doivent pas être interprétés comme un constat d’inefficacité de la check-list, mais plutôt comme un échec de la mise en œuvre d’une obligation administrative à marche forcée et avec un accompagnement minimum. Le très expérimenté Lucian Leape ne le dit pas autrement en écrivant dans un éditorial du New England Journal of Medicine que la check-list n’avait pas « marché » dans l’Ontario, tout simplement… parce qu’elle n’avait pas été (bien) utilisée, ajoutant au passage qu’une implantation réussie en trois mois sur un tel territoire était une gageure qu’aucun esprit sensé ne pouvait espérer [45]. D’ailleurs, une analyse plus récente d’une mise en œuvre obligatoire soigneusement accompagnée de la check-list en Écosse (avec une analyse axée sur la chirurgie hospitalière, où les taux de mortalité sont plus susceptibles d’être affectés) a révélé une réduction de 39% de la mortalité à la suite de la mise en œuvre du programme écossais de sécurité des patients [46]. En France, même si on ne dispose guère d’études chiffrées probantes [47,48,49,50,51,52], et au-delà des constats mitigés de la certification des établissements de santé, il est de notoriété publique que, dans trop de blocs encore, les défaillances dans son utilisation sont quotidiennes. On parle même dans ce cas d’une « normalisation de la déviance » : c’est-à-dire que, quand une déviation survient, par exemple quand une partie de la check-list est omise, que personne ne proteste et que finalement il ne se passe rien – i.e. le patient ne rencontre aucun problème –, ladite déviation devient acceptée, voire « institutionnalisée » [53]. Pour conclure, entre obligation vécue comme administrative, faiblesse de l’accompagnement sur le terrain et défaut de motivation, doutes, résistance au changement, voire opposition de certains professionnels, on ne peut que constater que l’implémentation efficace est variable et partielle [35], ce qui est d’autant plus dommageable qu’une utilisation partielle réduit l’efficacité de la check-list [9].
Opportunités pour améliorer l’utilisation de la check-list au bloc opératoire
- L’absolue nécessité de mettre en œuvre la check-list est alimentée par la survenue de nombreux événements indésirables associés aux soins qu’elle aurait pu intercepter.
- La HAS change sa politique en matière de check-list et prend clairement position pour laisser les professionnels se l’approprier en permettant toutes les adaptations qui leur semblent utiles.
- La HAS porte cette évolution dans deux programmes : la certification des établissements de santé et l’accréditation des médecins et équipes médicales.
- Cette « personnalisation » de la check-list s’intègre parfaitement dans les modèles actuels de gestion des risques dits adaptatifs.
Encore trop d’événements indésirables graves associés aux soins
L’impérieuse nécessité de mieux utiliser la check-list est malheureusement rappelée par la survenue trop fréquente d’événements indésirables associés aux soins [3], ainsi que par les enquêtes Eneis5 1 [54] et 2 [55]. Qui peut raisonnablement douter en ce début de XXIe siècle, à un moment où les soins sont devenus plus complexes, les patients plus âgés et poly-morbides, et les techniques plus innovantes, que le fait de partager, avant, pendant et après toute intervention chirurgicale, les informations essentielles concernant le patient et son intervention et de vérifier des éléments critiques ne soit pas bénéfique pour le patient ? D’ailleurs, rapportons que des cliniciens interrogés dans un travail publié dans le BMJ Quality and Safety6 précisaient dans leur majorité que, si c’était eux qui devaient être opérés, ils souhaiteraient que la check-list soit consciencieusement renseignée par les opérateurs [27]. L’objectif de la check-list vise à éviter, d’une part, des événements indésirables particulièrement graves, des never events comme disent les Anglo-Saxons, c’est-à-dire des événements qui ne devraient jamais se produire (erreur de côté, erreur d’identité, erreur d’intervention, oubli de matériel…) et, d’autre part, des événements également graves et bien plus fréquents (défaut d’antibioprophylaxie, accident allergique par méconnaissance, complication hémorragique ou déprogrammation en raison d’une mauvaise gestion des anticoagulants…).
La volonté de la Haute Autorité de santé de revoir sa politique concernant l’utilisation de la check-list en France pour une meilleure adoption
Devant le succès relatif de la mise en œuvre de la check-list pour toutes les interventions, la HAS a décidé de revoir sa politique en la matière. Elle considère toujours comme impératifs la vérification des points critiques et le partage des informations essentielles avant, pendant et après toute intervention au bloc. Mais considérant qu’il s’agit essentiellement d’un problème d’appropriation par les professionnels, elle les incite fortement à adapter la check-list afin de mieux réaliser, au sein de l’équipe, ces vérifications légitimes dans le travail en routine. Elle n’impose pas d’action prescriptive, ni un format unique aux professionnels, mais attend d’eux que cette (r)évolution des pratiques ait lieu de manière concertée et conduite par eux-mêmes. La politique ainsi définie peut se résumer par la formule « Adapter la check-list pour mieux l’adopter », afin que les professionnels élaborent les règles de vérification concertée des points critiques selon des modalités adaptées à leur établissement et à leur discipline [3]. Clergue parle de trouver le bon compromis entre la confiance dans l’expertise des professionnels, qu’il faut laisser libres pour adapter au mieux les soins à la complexité des situations, et la recommandation d’utiliser des check-lists et autres standards, indiscutablement utiles et efficaces pour certaines activités [22]. Pour être complètement transparent, cette adaptation était initialement prônée dans le programme de l’OMS et recommandée dans la littérature – comme gage d’appropriation et d’efficacité [20,56]. Cela sous-entend aussi que, dans une démarche vertueuse d’amélioration, l’utilisation de la check-list soit évaluée et, le cas échéant, améliorée. Son utilisation modifie (ou vise à modifier) les processus de travail au bloc opératoire de manière à avoir un impact sur les résultats pour le patient. Une évaluation in situ de l’utilisation de la check-list est donc essentielle, pour améliorer le travail en commun et par là même les résultats. La HAS propose un référentiel à quatre niveaux pour l’évaluation de l’utilisation de la check-list7. Il existe d’autres outils d’évaluation publiés dans la littérature, notamment le WHOBARS8 [57] dont la fiabilité a été confirmée [58], ou encore le Checklist Usability Tool (CUT) proposé par l’équipe de Charles Vincent de l’Imperial College de Londres [35].
Cette évolution notable concernant la check-list est promue par la certification des établissements de santé et l’accréditation des médecins et des équipes médicales
La HAS a inscrit cette possibilité, pour ne pas dire nécessité, d’adapter la check-list dans son dernier référentiel de certification des établissements de santé, et ce n’est pas tant l’exhaustivité du renseignement de la check-list mais la qualité de son utilisation de manière pérenne qui va être évaluée lors de cette procédure9. De même, les organismes agréés d’accréditation et leurs sociétés savantes respectives mènent avec la HAS une réflexion sur l’adaptation aux problématiques propres à certaines disciplines ou interventions particulières, et sur la diffusion et l’accompagnement de cette évolution significative auprès de leurs adhérents – les professionnels du bloc, le cœur de cible – afin qu’ils entament une réflexion sur une adaptation locale de la check-list. Pour faciliter ces changements, un guide d’adaptation de la check-list à destination des professionnels sera nécessaire [59]. La HAS y travaille avec l’aide des organisations professionnelles.
L’incitation à adapter la check-list inscrite dans l’évolution des modèles de sécurité des patients
Le « nouveau » modèle, dit adaptatif, est celui des « organisations de haute fiabilité » décrites par les sociologues de Berkeley dans les années 1980. Ceux-ci avaient observé que, sur des porte-avions, de hauts niveaux de sécurité étaient obtenus en dépit d’activités très peu normées. Dans ce modèle, l’attention et l’effort sont portés sur les facteurs humains et les compétences « non techniques » (travail en équipe, compréhension de la situation, capacité de décision, leadership-membres de l’équipe). De même, la formation, la préparation et la répétition des comportements en équipe font l’objet d’une attention soutenue, l’objectif étant de savoir gérer ensemble des situations rares, mais prévisibles, en espérant que de telles équipes sauront mieux faire face à de l’imprévu. Les sciences neurocomportementales nous enseignent que les check-lists sont des outils précieux, qui facilitent l’exécution des soins à un moindre coût cognitif, laissant ainsi l’attention des acteurs se focaliser sur la compréhension et l’analyse de la situation. L’objectif des « smart check-lists » (check-lists intelligentes) n’est pas de menacer l’autonomie des professionnels, mais de les décharger mentalement des nombreuses tâches répétitives dans les soins de santé qui doivent être accomplies dans une séquence largement prévisible [60]. C’est pourquoi la check-list est de plus en plus abordée dans des programmes de formation. L’exemple le plus démonstratif est le programme des hôpitaux des Vétérans aux États-Unis, qui ont décidé de proposer de tels programmes de medical team training10 à tous les professionnels des blocs opératoires. Là aussi, des résultats spectaculaires sont obtenus : une chute de 18% de la mortalité des opérés dans les 74 hôpitaux où ils ont été mis en place [61]. Comme le rappellent Clergue [22] et Leape [45], il faut tout de même se méfier d’une « procéduralisation » excessive des décisions médicales qui peut être source de démotivation des médecins, avec un sentiment de perte d’autonomie, voire de découragement – ce point n’est pas à prendre à la légère, tant l’incidence de l’épuisement professionnel chez les médecins de toutes disciplines est un phénomène inquiétant. Pour toutes ces raisons, toutes les opinions s’accordent actuellement pour recommander son utilisation. Ainsi, même les détracteurs les plus connus, David Urbach de Toronto (Ontario) et Justin Dimick d’Austin (Texas), ont récemment précisé que, même si les insuffisances méthodologiques et incohérences apparentes des études précédemment citées étaient regrettables, les check-lists avaient des avantages significatifs et que leur utilisation continue devait être encouragée [62]. Ces avantages concernent notamment l’amélioration de la dynamique d’équipe, l’engagement des professionnels dans ces démarches structurées d’amélioration de la communication, et la satisfaction des personnels avec la création d’une culture de sécurité11. Pour le dire différemment, ils soutiennent que, même si les résultats pouvaient ne pas être aussi extraordinaires que les études initiales l’avaient claironné avec une réduction de moitié du risque de mortalité post-opératoire (qui concernait en fait surtout les pays en voie de développement), ils étaient néanmoins significatifs et mériteraient une évaluation scientifique de meilleure qualité pour achever de convaincre tous les sceptiques.
Menaces sur la mise en œuvre optimale de la check-list au bloc opératoire
- Les freins à la bonne utilisation de la check-list sont bien identifiés et de nature variée : culturels, professionnels, pratiques…
- Le piège le plus sournois vient finalement du caractère obligatoire de sa réalisation qui peut conduire à un cochage mécanique de cases, ce qui l’auto-discrédite puisqu’ainsi faite elle ne peut pas intercepter efficacement les événements graves qui continuent de survenir.
- Mettre en place une check-list n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. L’histoire est totalement différente (et infiniment plus complexe) de celle communément admise – c’est-à-dire « utilisons une check-list, un outil qui a largement fait ses preuves en aéronautique ».
- La check-list est victime d’un défaut de leadership.
- Le « problème » avec la check-list n’est pas son intérêt, ni son efficacité, mais son implantation et surtout sa bonne utilisation.
Les multiples freins à son utilisation
Les freins à la bonne utilisation de la check-list sont bien documentés dans la littérature [63,64,65,66,67] :
- les difficultés de compréhension liées à la terminologie de la check-list, à son format (papier ou informatique), à son mode d’emploi (notamment en ce qui concerne la répartition des rôles) – autant d’obstacles transitoires qui devraient être facilement levés par une concertation entre professionnels de bonne volonté ;
- la régulation au quotidien des tensions interprofessionnelles, voire des relations hiérarchiques implicites, au sein d’une activité en flux tendu, peuvent de facto nuire à la qualité de la communication requise pour cet exercice ;
- la contestation latente ou explicite des règles par les médecins, professionnels de haut niveau de formation et très soucieux de leur autonomie qui peuvent y voir une perte de liberté de décision – en effet, la médecine est encore trop souvent considérée (par les médecins) comme un « art » où l’improvisation, voire l’adaptation permanente sont plus valorisantes que l’observation stricte et besogneuse de règles ;
- le manque de compréhension de l’intérêt de ce type de vérification et l’absence d’appropriation par les professionnels de ces démarches dont la présentation administrative, la mise en place souvent sans accompagnement, et l’utilisation dogmatique faisant préférer la lettre plutôt que l’esprit12, sont parfois préjudiciables – certains ne sont toujours pas convaincus de son utilité et beaucoup la considèrent encore comme un énième avatar administratif… un constat des années-lumière en arrière de l’industrie aéronautique ;
- les évidentes limites de ces approches et notamment l’incapacité à traduire par avance, dans des formulaires, la « vraie vie » et toutes ses situations complexes, urgentes ou imprévues.
L’obligation, synonyme de piège et de perte de sens de son utilisation
Le caractère obligatoire peut entraîner un renseignement automatique vidé de son sens (le « tick-boxing » des anglo-saxons, ou cochage mécanique des cases) ou, à l’inverse, un renseignement soigneux mais étroit ou mal partagé pouvant donner un faux sentiment de sécurité [53].
L’implémentation d’une check-list dans un bloc opératoire : une intervention socio-culturelle complexe
Penser qu’il suffit de poser le formulaire dans le bloc, même après un discours porteur et inspiré de leaders de l’établissement, en commission médicale d’établissement ou en conseil de bloc, est totalement illusoire. En fait, la réussite de son implantation nécessite une stratégie multimodale prenant en compte différents facteurs bien souvent spécifiques de chaque établissement, notamment les aptitudes locales au travail en équipe et la culture de sécurité ambiante. Les histoires de « simples check-lists » dont les succès ont été rapidement rapportés dans la littérature ont généré un grand enthousiasme pour les progrès ainsi accomplis pour la sécurité des patients et rassuré le public et les décideurs, mais la véritable histoire de la check-list est plus chaotique et complexe [68,70]. Bien sûr, nous serions tous preneurs de « la » solution simple qui, facilement et sans frais, rendrait une intervention au bloc opératoire plus sûre, mais cet espoir se confronte immanquablement au principe de réalité [71].
La check-list : victime d’un défaut de leadership
La réponse à la question de savoir ce qu’une simple check-list peut accomplir est : toute seule, pas grand-chose, mais avec l’implication de tous, beaucoup. Et là se pose la question de l’implication des leaders, tant au niveau national qu’au niveau de chaque bloc, tant il est clair dans la littérature que la check-list est d’autant mieux utilisée que le chirurgien la mène et que tous les professionnels sont présents et en écoute active [35]. Encore faut-il que le chirurgien souhaite être ce leader en la matière, et malheureusement les études révèlent que, si le personnel infirmier du bloc opératoire perçoit le fait d’utiliser la check-list comme un moyen efficace d’améliorer le travail en équipe, les chirurgiens eux en sont moins convaincus et les anesthésistes se situent entre ces deux catégories professionnelles [24].
Conclusion
La check-list « bien réalisée » améliore indéniablement le travail en équipe et la sécurité des patients, et notamment la prévention et la récupération des événements indésirables associés aux soins. Elle concourt à améliorer la culture de sécurité des professionnels et par là même aussi la qualité de vie au travail. Les leaders actuels et futurs de toutes les disciplines intervenant au bloc opératoire, tant au niveau des sociétés savantes que dans chaque bloc, doivent s’impliquer fortement et inciter explicitement à l’utilisation correcte et systématique de la check-list, en commençant par montrer l’exemple. Surtout, doit être banni le cochage automatique et dénué de sens des cases de la check-list qui ne contribue qu’à la décrédibiliser car, ainsi réalisée, des événements graves continueraient de survenir. Malgré la présentation simplissime de la check-list, son utilisation efficace reste d’une grande difficulté. Des efforts continus doivent assurer l’adoption effective de cette démarche en équipe. Les recherches en cours visent à mieux comprendre et décrire les modalités pour que les check-lists soient efficacement intégrées à la routine du bloc, dans tous les environnements. La HAS a entendu les difficultés exprimées par les professionnels du bloc opératoire et, afin de favoriser son appropriation et sa bonne utilisation, a radicalement changé son approche antérieure du type « Une check-list et une seule pour tous » et propose, voire recommande aux professionnels « [d’]Adapter la check-list pour mieux l’adopter ». L’ambition est qu’au cours de la prochaine décennie davantage de jeunes chirurgiens aient bien utilisé la check-list tout au long de leur formation et que la check-list soit totalement intégrée à leurs pratiques au quotidien. La mise en œuvre optimale de la check-list au bloc opératoire est un travail de longue haleine qui nécessite du temps pour y parvenir, mais aussi des efforts pour la maintenir. La sécurité des patients est l’enjeu : on peut penser que les patients et les institutions trouveront cette ambition légitime.
Notes :
1- L’essence de la check-list au bloc opératoire est de permettre, au sein de l’équipe, un partage des informations essentielles concernant le patient et une vérification croisée des éléments critiques de l’intervention, et ce classiquement aux temps pré-anesthésique, pré-opératoire et post-opératoire.
2- Groupe d'étude « Une chirurgie sûre sauve des vies ».
3- Test de référence.
4- Contexte + mécanisme = résultat.
5- Enquête nationale sur les événements indésirables graves liés aux soins.
6- British Medical Journal, qualité et sécurité.
7- Haute Autorité de santé. Évaluation de la check-list sécurité du patient au bloc opératoire. Saint-Denis, 2012, révisé 2020, 20 p. Accessible à : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2011-11/cl_documentautoevaluation_vvd.pdf
8- WHO Behaviourally Anchored Rating Scale.
9- Critère n° 2.2-12 du Manuel de certification des établissements de santé (2021) : Au bloc et dans les secteurs interventionnels, la check-list « Sécurité du patient » est utilisée de manière efficace.
10- Entraînement des équipes médicales.
11- Pour aller plus loin : Haute Autorité de santé. Comprendre la sécurité du patient [Internet]. Saint-Denis, 2018 [mise à jour 2022]. Accessible à : https://www.has-sante.fr/jcms/c_2582468/fr/renforcer-la-securite-du-patient (Consulté le 26-09-2022).
12- On constate que la refondation de la vision de la check-list par la HAS vise à préférer l’esprit à la lettre, puisque quasiment blanc-seing est donné aux professionnels pour qu’ils adaptent la forme, sous réserve bien sûr d’obtenir le résultat attendu.