Après avoir rappelé les conditions du développement du Protocole de Londres (dit méthode ALARM), largement utilisé dans le monde depuis le début des années 2000, les auteurs ont procédé à son actualisation pour prendre en compte les évolutions actuelles des risques et de leur gestion.
Le Protocole de Londres, une avancée majeure en matière de gestion des risques en 2000
« Au début des années 1990, alors qu’il travaillait sur son article fondateur Error in medicine, Lucian Leape a demandé à la bibliothèque de la faculté de médecine d’Harvard ce qu’il y avait sur l’erreur et les dommages médicaux. Il a fait chou blanc : il n’y avait rien du tout ! En revanche, son interlocuteur l’a orienté vers un important rayon consacré à la sécurité aérienne et aux erreurs et accidents industriels. Au Royaume-Uni, j’ai vécu une expérience similaire en préparant un article qui soulignait l’extraordinaire manque de littérature sur les erreurs et les dommages dans le domaine des soins de santé. » C’est ce que raconte Charles Vincent sur la naissance du Protocole de Londres – souvent désigné sous le nom de « méthode ALARM » pour des facilités d’identification – et de la grille des facteurs contributifs, dans un remarquable article de la rubrique « Concepts » de la revue Risques & Qualité [1]. Dans les années 1990, l’équipe de Charles Vincent a entrepris de développer des méthodes d’analyse des accidents dans le secteur des soins de santé, en commençant par l’obstétrique. Le professeur Richard Beard de l’hôpital St Mary de Londres (aujourd’hui intégré à l’Imperial College Hospitals) eut le courage d’autoriser une petite équipe de psychologues à venir dans son service pour dialoguer avec le personnel au sujet des incidents rencontrés. Sa collaboration avec James Reason, spécialiste des facteurs humains et organisationnels – à qui l’on doit le modèle du « fromage suisse » – l’amena à concevoir, bien avant d’autres, une méthode analytique des erreurs et des événements indésirables graves. Il proposa ainsi un cadre méthodologique structuré autour de sept catégories de facteurs contribuant à la production d’une erreur ou d’un incident [2]. En 2000, Charles Vincent et son groupe de recherche collaboratif associant la Clinical Safety Research Unit (Imperial College London) et l’Association of Litigation And Risk Management1 (ALARM) publièrent dans le British Medical Journal le résultat de plusieurs années de travail sur l’analyse des événements indésirables. Le Protocole de Londres était né [3]. Cette publication intervint alors que l’Académie américaine de médecine diffusait son rapport fondateur pour la gestion des risques dans le domaine de la santé « To err is human » [4]. L’article original fut traduit en français en 2002 [5] mais le protocole complet n’a, à notre connaissance, jamais fait l’objet d’une traduction reconnue. Malgré cela, de nombreuses autorités de santé de pays francophones ont promu son utilisation. En France, la Haute Autorité de santé l’a intégré dans ses recommandations, tandis qu’en Suisse, la Fondation pour la sécurité des patients préconise son utilisation depuis près de deux décennies [6]. Il semble raisonnable d’affirmer que le Protocole de Londres et la grille des facteurs contributifs (souvent improprement désignée sous le terme « grille ALARM ») constituent aujourd’hui un des cadres méthodologiques les plus largement utilisés. Ils servent de référence tant au sein des établissements de santé qu’au sein de vastes études épidémiologiques nationales et internationales, notamment celles pilotées par l’Organisation mondiale de la santé [7].
La nécessité d’une actualisation en 2024
En 2016, Charles Vincent et René Amalberti [1] proposent une évolution de la méthode ALARM afin d’en améliorer l’efficacité et d’intégrer les avancées récentes en matière de gestion des risques. Il s’agit de quatre éléments clés de l’analyse d’un événement indésirable associé aux soins (EIAS) : l’expérience du patient, qui doit être prise en compte tant pour l’identification de l’EIAS que pour sa reconstitution et son analyse ; l’épisode de soins dans sa globalité, afin d’éviter une analyse limitée à la seule séquence temporelle, parfois très brève, où l’EIAS s’est manifesté ; les modalités de détection et de récupération de l’EIAS, qui influencent la gestion de l’incident et ses conséquences ; et le contexte dans lequel l’EIAS s’est produit, incluant les facteurs organisationnels, environnementaux et humains. Malgré la publication d’un ouvrage visionnaire sur la gestion des risques [8], cette version ne connaît pas la diffusion qu’elle mérite. Les propositions de changement n’atteignent pas les utilisateurs de la méthode, probablement en raison d’une maturité encore insuffisante des professionnels et des institutions pour intégrer ces évolutions. En 2024, un groupe de travail international, dirigé par le Pr Charles Vincent, auteur du London Protocol, a actualisé ce protocole sous la forme du London Protocol 2024 (LP24). Cet événement revêt une importance particulière, car cette méthode est l’une des plus largement utilisées pour la gestion des risques associés aux soins. La version 2024 introduit plusieurs avancées significatives :
- l’engagement des patients et des familles : la nouvelle version reconnaît leur rôle en tant que partenaires dans l’analyse des événements indésirables ;
- le soutien des secondes victimes : elle intègre le repérage et l’accompagnement des professionnels affectés psychologiquement par les erreurs médicales ;
- une analyse plus globale : l’analyse est étendue à l’ensemble du parcours du patient, et non plus limitée à des épisodes isolés de soins ;
- une identification plus fine des conséquences pour le patient après la survenue d’un EIAS ;
- un focus sur les outils numériques : une huitième catégorie de facteurs contributifs a été ajoutée, visant à mieux prendre en compte le rôle des outils numériques dans la survenue des erreurs ;
- l’amélioration du plan d’action : la version 2024 renforce la partie dédiée à l’élaboration du plan d’action, en soulignant la nécessité de remettre en question certains référentiels existants lorsque cela est pertinent.
Avec ces mises à jour, le LP24 répond aux enjeux contemporains de la sécurité des soins en adoptant une approche plus globale, centrée sur le patient et axée sur l’amélioration continue des systèmes de santé [9].
Des avancées majeures, pertinentes, exigeantes
L’évaluation de la pertinence, de la faisabilité, de l’acceptabilité et de l’efficacité d’un nouveau référentiel tel que le LP24 constitue un exercice complexe. Une approche pragmatique pour apprécier la portée de ces évolutions consiste à les appliquer à un événement réel, déjà analysé et documenté par le passé. À titre d’exemple, étudions l’un des événements indésirables graves publiés en 2006 dans la revue Risques et Qualité : Sueurs froides au décours d’un accouchement [10]. Cette mise en perspective permettra d’évaluer dans quelle mesure les nouvelles dimensions introduites par LP24 apportent une valeur ajoutée à l’analyse et à la gestion des événements indésirables associés aux soins.
Cas d’étude
Par choix personnel et pour des raisons d’organisation, une jeune femme de vingt-trois ans, primipare et sans antécédent particulier, souhaite accoucher dans la ville où résident ses parents, tout en poursuivant le suivi de sa grossesse dans la maternité A, située dans sa ville de résidence. La grossesse se déroule normalement. Au début du huitième mois, la parturiente consulte l’obstétricien de la maternité B, où elle prévoit d’accoucher, et exprime son souhait de bénéficier d’une anesthésie péridurale. Afin de lui faciliter les démarches, il est convenu que la consultation préanesthésique aura lieu dans l’établissement A. Cette consultation est effectivement réalisée. Au début du neuvième mois, la patiente consulte de nouveau son accoucheur. Celui-ci constate l’absence du dossier d’anesthésie dans son dossier médical et adresse une demande écrite à l’établissement A pour l’obtenir. Une semaine plus tard, vers minuit, la patiente est admise en urgence à la maternité B en raison de contractions. La sage-femme qui l’accueille suspecte un faux travail et note que le dossier d’anesthésie est toujours absent. Au matin, le travail est confirmé. À neuf heures, la sage-femme sollicite l’anesthésiste de garde, alors occupé au bloc opératoire, afin qu’il réalise la péridurale demandée par la patiente. Celui-ci refuse, invoquant l’absence du dossier d’anesthésie. La sage-femme contacte alors la maternité A, qui lui demande de rappeler plus tard, le secrétariat n’ouvrant qu’à onze heures. Lorsqu’elle rappelle à l’heure indiquée, on lui répond que le service est en cours de déménagement et que les dossiers, placés dans des cartons, sont inaccessibles. La jeune femme est algique, très agitée, une dystocie du col s’installe, la dilatation du col stagne à 7 cm. À midi, en sortant de la salle de travail, l’obstétricien croise un autre anesthésiste et l’informe que, faute d’une analgésie efficace, une césarienne deviendra inévitable. Après une brève discussion, cet anesthésiste accepte de pratiquer une anesthésie. Dans la salle de travail, la situation devient urgente. La parturiente est très agitée et présente des sueurs abondantes. L’anesthésiste réalise les contrôles nécessaires avant de revêtir sa tenue stérile. Pendant ce temps, la sage-femme et l’aide-soignante installent la patiente, maintenue par son mari, qui ne porte ni calot ni masque. La sage-femme procède à la préparation cutanée et prépare le matériel d’anesthésie. L’anesthésiste pratique alors une rachianesthésie avec injection de 10 μg de Sufenta®. L’analgésie s’installe rapidement, la parturiente retrouve son calme et, à quatorze heures, l’enfant naît sans complication apparente. Le lendemain, l’anesthésiste qui a réalisé la rachianesthésie est informé que la patiente est fébrile et se plaint de céphalées. Comme il est occupé au bloc opératoire, il demande à un collègue d’examiner sa patiente. Le collègue l’examine et conclut à l’absence de signes méningés. En fin de matinée, lors de sa visite, l’obstétricien suspecte une infection puerpérale et prescrit un traitement antibiotique par amoxicilline-acide clavulanique injectable, rapidement mis en œuvre. En début d’après-midi, l’anesthésiste qui a pratiqué la rachianesthésie sort du bloc opératoire et rend visite à sa patiente. Il est inquiet, insatisfait des conditions dans lesquelles cet acte a été réalisé. Il décide de pratiquer une ponction lombaire à visée diagnostique qui ramène un liquide louche. La patiente est transférée dans le service de réanimation. Aucun germe n’est isolé, probablement en raison de l’antibiothérapie instaurée précocement. La jeune femme guérit sans séquelles et quitte l’établissement sept jours après l’accouchement. Cet événement n’a donné lieu à aucune demande d’indemnisation, la patiente ayant exprimé sa satisfaction quant à sa prise en charge et aux relations entretenues avec l’équipe soignante.
Analyse du cas d’étude et apports du Protocole de Londres 2024
L’analyse du cas réalisée en 2006 a été coordonnée par le responsable de la gestion des risques de l’établissement B, en impliquant uniquement les professionnels de cet établissement. Aucun contact n’a été établi avec la patiente ni avec l’établissement A. L’évaluation s’est concentrée exclusivement sur la prise en charge durant la période d’hospitalisation. En s’appuyant sur la grille des facteurs contributifs, cette analyse a permis d’identifier des facteurs dans les sept catégories définies par la méthode et a été jugée suffisamment complète pour être publiée. Qu’aurait apporté l’application de la version « LP24 » ? Aujourd’hui, l’importance de prendre en compte l’expérience de la patiente et de son mari, tout au long du parcours de soins et dans leurs interactions avec les différents professionnels de santé, est largement reconnue [11]. La compréhension de leur vécu, y compris après leur sortie d’hospitalisation, permettrait d’identifier plus finement les conséquences potentielles de cet événement indésirable sur les futures prises en charge. C’est ce que l’on appelle désormais le « partenariat patient », qui valorise les savoirs expérientiels du patient et son rôle actif dans ses soins. Dans ce cas précis, une approche intégrant pleinement la sécurité à domicile et les transitions entre établissements aurait nécessité une collaboration plus approfondie avec la patiente et sa famille. Toutefois, leur implication doit toujours être respectueuse de leurs souhaits, le choix du moment pour les solliciter étant un élément clé à discuter avec eux. Si nous sommes convaincus que la voix du patient et de sa famille est essentielle pour mieux comprendre les enjeux de sécurité, nous sommes également conscients des nombreuses barrières qui freinent encore leur participation. L’implication des organisations nationales sera déterminante pour encourager cette transformation. À ce titre, la Haute Autorité de santé en France vient d’inscrire dans son référentiel d’accréditation 2025 un critère visant à renforcer l’engagement des patients dans l’analyse des événements indésirables [12]. En 2006, la notion de seconde victime était encore émergente, et peu d’établissements avaient mis en place des dispositifs de soutien dédiés. Aujourd’hui, de nombreux pays et établissements ont structuré des modalités d’accompagnement. Le site du projet européen The European Researchers’ Network Working on Second Victims (ERNST2) constitue une ressource précieuse à cet égard, proposant notamment un module de formation complet à destination des professionnels et des organisations, disponible gratuitement en français [13]. L’analyse initiale fondée sur la grille ALARM a permis d’identifier des facteurs contributifs dans les sept catégories existantes. Toutefois, elle n’a pas abordé un élément central de cet événement : le rôle des systèmes d’information. La nouvelle version du LP24 aurait permis d’intégrer cette dimension de manière structurée en analysant l’impact des outils numériques sur la sécurité des soins.
Conclusion
Nous espérons que cette nouvelle version du Protocole de Londres marquera un tournant dans les pratiques individuelles et organisationnelles, contribuant ainsi à renforcer la culture de sécurité au sein des établissements de santé. Nous vous en souhaitons une bonne lecture, une appropriation efficace et une mise en œuvre réussie.
Notes :
1- Association de gestion des risques et des contentieux.
2- Réseau de chercheurs européens travaillant sur les secondes victimes ; financé par la European Cooperation in Science and Technology – COST Action (CA) 19113.