Edito | La pertinence des soins au prisme de la démocratie en santé

alexandre berkesse

alexandre berkesse

Co-directeur Europe – Centre d’excellencesur le partenariat avec les patients et le public (Ceppp) – Montréal – Québec | Professeur associé – Institut du management – École des hautes études en santé publique (Ehesp) – Rennes – France
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« De l’agitation à l’action », c’est le sous-titre que nous pourrions donner à toute politique de santé visant la pertinence des actes et des parcours de santé.

Pour rappel, nous considérons qu’une intervention de santé est pertinente lorsqu’il s’agit de « la bonne intervention, au bon moment, au bon endroit et pour le bon patient »1. Et plusieurs ajoutent « au bon coût »[1].

Dès le début des années 2000, nous avons pris conscience qu’investir la qualité et la sécurité des soins comme nous le faisions depuis les années quatre-vingt n’avait d’intérêt que si cela se faisait de concert avec la recherche de leur pertinence. En effet, à quel point avons-nous collectivement avancé lorsque notre système de santé fournit aux personnes des soins de qualité et sécuritaires mais qui ne répondent pas ou peu aux besoins des personnes ?

Lors d’un colloque, la direction générale [la directrice de l’époque n’est plus en fonction] de l’offre des soins (DGOS) du ministère de la Santé mentionnait que, selon leurs données disponibles, il y aurait environ « 25 à 30% d’examens ou d’actes non pertinents »2 et s’étonnait des variations de pratiques importantes d’un établissement à l’autre (alors même que les recommandations décrivant la pratique adéquate de ces actes sont établies). Cet étonnement s’étendait aussi au maintien de certaines pratiques qui présentent soit des risques établis pour les patients, soit des dépenses inutiles pour la société, une situation en totale contradiction avec l’ancrage empirique qui doit caractériser l’acte médical.

Il est aisé de comprendre que cette préoccupation est particulièrement saillante dans un contexte de ressources limitées (temps, financements, etc.) : comment nous assurer en effet que ce à quoi nous consacrons notre attention, nos efforts et nos compétences répond le mieux aux besoins des personnes et produit de la valeur en santé [2] ? Dans cette perspective, plusieurs stratégies sont aujourd’hui recommandées pour améliorer cette pertinence et se composent dans la plupart des cas de trois axes d’actions principaux [1] :

  • l’application des recommandations issues de la médecine basée sur les faits (evidence based medicine) auxquelles les professionnels ont notamment accès via les sociétés savantes, la littérature scientifique mais également la Haute Autorité de santé (HAS) ;
  • l’application des méthodes d’analyse des parcours du point de vue des professionnels (méthodes de gestion a priori des risques, suivi d’indicateurs, etc.) et du point de vue des patients (questionnaires d’expérience patient, entretiens qualitatifs avec les patients, etc.) ;
  • l’application des méthodes d’évaluation de la pertinence des pratiques (audits de pertinence de la prescription, AEPf3 pour la pertinence des hospitalisations, etc.).

Le prisme de la démocratie en santé

Ces stratégies sont adéquates et nécessaires mais elles laissent de côté ou sous-investissent d’autres dimensions essentielles à prendre en compte pour assurer une pertinence optimale des actes et des parcours de santé. Ces angles morts sont notamment dus au fait que ces stratégies sont pensées à l’intérieur même du système de santé, principalement par les professionnels de santé eux-mêmes, alors que, par définition, elles requièrent un ancrage éthique et politique premier à l’échelle sociétale et non un ancrage scientifique, technique et gestionnaire, nécessaire mais devant être « encastré » dans le premier [3].

Pensée ainsi, la pertinence s’inscrit donc à travers le prisme premier de la démocratie en santé4 et attire notre attention sur la nécessité de considérer ou de renforcer l’attention envers d’autres dimensions, par exemple :

  • la dimension éthique (au-delà de la dimension déontologique) : d’un côté, la plupart des personnes n’ont pas conscientisé leur conception du soin adéquat dont elles souhaitent faire l’expérience (leur éthique du soin), de l’autre, la plupart des professionnels, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, n’accompagnent pas les personnes à expliciter les valeurs qu’elles souhaitent voir guider leurs soins. Dans ce contexte, la probabilité, pour le professionnel, d’aligner ses actes avec la conception du soin adéquat des personnes qu’il accompagne est relativement faible ;
  • la dimension relationnelle : identifier un tel équilibre complexe (entre la science, les valeurs, les circonstances, etc.) dépasse la capacité d’un entendement individuel et ne peut être entièrement objectivé. Des choix subjectifs subsistent systématiquement. Pour ces raisons, il ne peut être trouvé qu’à travers une relation de partenariat en santé [4], c’est-à-dire à travers une relation basée sur la reconnaissance des personnes concernées par leur santé comme des acteurs de santé à part entière, de sorte que l’intention et la subjectivité professionnelle n’interviennent pas de manière asymétrique à celles de la personne concernée. Cela requiert de passer d’une culture du « faire pour » les personnes concernées par des défis de santé à une culture du « faire avec » elles [5] ;
  • la dimension coopérative : l’évaluation de la pertinence des actes et des parcours est encore, la plupart du temps, centrée sur les médecins ou sur le milieu hospitalier. Il peut par exemple être demandé uniquement au médecin de répondre aux questions suivantes : l’acte pratiqué est-il le mieux adapté à l’état de santé du patient ? L’hospitalisation complète est-elle indispensable ? Le séjour est-il adapté ? Le patient est-il dans la structure qui répondra le mieux à ses besoins ? Il est aujourd’hui nécessaire de faire évoluer l’évaluation de la pertinence de manière à pouvoir évaluer davantage l’articulation de l’ensemble des actes réalisés par les professionnels de la santé mais aussi par les autres acteurs de santé (dont les patients et leurs proches aidants mais aussi les nouveaux acteurs comme les médiateurs en santé, les pairs-aidants, etc.) et sur l’ensemble du continuum (à domicile, en ville, etc.) [6] ;
  • la dimension émancipatrice : mouvement sociétal de fond qui s’illustre par exemple dans les démarches d’éducation thérapeutique ou de rétablissement en santé mentale, la visée parallèle du soin en soi mais aussi du développement du pouvoir d’agir des personnes sur leur santé (empowerment), permet la diminution de leur degré de dépendance au système de santé et l’augmentation de leur participation active dans les soins. En renforçant ainsi leur capacité à être légitimes aux yeux des professionnels et à exercer un certain pouvoir d’agir au sein des relations de coopération avec les professionnels, la probabilité que les réflexions et arbitrages associés aux actes et aux parcours de santé soient pertinents se trouve augmentée.

De nombreux efforts ont été réalisés ces dernières années pour améliorer la pertinence des actes et des parcours de santé. Pour l’illustrer, nous pouvons citer notamment :

  • la continuité de l’élaboration et du déploiement des plans d’action pluriannuels régionaux d’amélioration de la pertinence des soins (Papraps) par les agences régionales de santé ;
  • l’intégration de la thématique de la pertinence des soins au sein de la certification des établissements de santé pilotée par la HAS ;
  • ou encore, la volonté de systématiser cette approche avec le lancement du projet « OptiSOINS » qui consiste en la mise en œuvre d’actions co-construites avec les professionnels (en ville et à l’hôpital) avec notamment la recherche du respect et de l’appropriation des recommandations de bonnes pratiques [7].

Pour autant, nous avons mis en lumière qu’il existe plusieurs dimensions sous-investies ou non prises en compte. De telles évolutions nécessaires peuvent être entreprises ou catalysées en intervenant par exemple dans la formation initiale et continue des professionnels de la santé : par le renforcement de l’enseignement des recommandations de bonnes pratiques, par la formation à l’analyse de la pertinence, par l’encapacitation aux techniques d’écoute active des patients mais aussi par la déconstruction d’une culture du « faire pour » qui favorise l’hégémonie professionnelle dans les décisions d’actes et d’organisation des parcours de santé. Elles peuvent l’être également par l’ajout de modalités de re-certification qui favorisent la maîtrise des connaissances et des pratiques d’amélioration continue de la pertinence.

Le rôle majeur des « usagers partenaires » doit également être mis davantage en lumière [8]. Notamment celui des associations de patients et de leur capacité à recueillir l’expérience des usagers illustrant le degré avec lequel les actes et les parcours de santé répondent aux besoins, à défendre les droits des patients (dont l’amélioration continue de la qualité et de la sécurité des soins, étroitement liée à leur pertinence) mais aussi à générer de la mobilisation collective lorsque des impasses ou inerties dommageables pour toutes et tous doivent être rendues publiques et résolues.

Depuis peu, ce sont aussi les « patients partenaires » qui, du fait de leur légitimité de patient, de leur expérience des soins et de leurs compétences issues des défis relationnels, agissent comme catalyseurs de coopération entre professionnels et usagers [9]. On observe le même effet entre les représentants des usagers, les associations et les professionnels de la santé. Par leur engagement, ils augmentent ainsi la probabilité de réunir les éléments objectifs et les subjectivités légitimes pour identifier « la bonne intervention, au bon moment, au bon endroit et pour le bon patient ».

Notes :

1- Définition de la pertinence des soins par la Haute Autorité de santé.
2- Colloque HAS du 14 novembre 2017 intitulé « La pertinence, du concept à l’action ».
3- Appropriateness evaluation protocol (AEP) avec f pour « français ».
4- Au sens de l'ensemble des pratiques permettant et favorisant l’expression du pouvoir d’agir des personnes sur leur santé, celle d’autrui et les politiques de santé qui la déterminent.

Références

1- Michel P. Propos recueillis par Catherine Grenier. Le bon soin, au bon moment, au bon endroit, au bon patient, au bon coût. Revue française des affaires sociales. 2019;3:135-137. Accessible à : https://shs.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2019-3-page-135?lang=fr (Consulté le 10-09-2024)

2- Luce-Garnier V. Value Based Healthcare. Ou comment faire évoluer le système de santé. Gestions hospitalières. 2023;625:207.

3- Pomey MP, Flora L, Karazivan P, Dumez V, et al. Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Santé publique. 2015;HSS1:41-50.

4- Boivin A, Dumez V, Castonguay G, Berkesse A. The ecology of engagement: Fostering cooperative efforts in health with patients and communities. Health Expect. 2022;25(5):2314-2327. Doi : 10.1111/hex.13571.

5- Polanyi K. La Grande Transformation. Paris: Gallimard, 1983. p. 123.

6- Les différentes formes d’engagement en établissement de santé : comment agir ensemble au bénéfice des patients ? Rapport du groupe de travail national sur la coopération entre usagers partenaires coordonné par France Assos Santé. 2023. 8 p.

7- Ministère du travail, de la santé et des solidarités. Stratégie nationale de pertinence : axe n°2 [internet]. Mise à jour 9 août 2024. Accessible à : https://sante.gouv.fr/soins-et-maladies/qualite-securite-et-pertinence-des-soins/pertinence-des-soins-10584/pertinence (Consulté le 30-08-2024).

8- Berkesse A, Massot M, Simonet C, et al. L’usager partenaire et l’expérience patient : leviers d’analyse coopérative et écosystémique des organisations. Soins Cadres. 2021;125:39-42. Doi : 10.1016/j.scad.2020.12.011.

9- Berkesse A. Le partenariat comme catalyseur de la démocratie en santé : le rôle des tiers dans la mise en place d’un environnement relationnel encapacitant. Gestions Hospitalières. 2024;633:86.