Nous avons le plaisir de lancer dans ce numéro une nouvelle rubrique sur l’histoire des connaissances scientifiques et leur évolution actuelle, qui sont les fondements de nos pratiques quotidiennes dans le domaine de la qualité, de la sécurité et de la gestion des risques.
Ce domaine emprunte en effet à de nombreuses disciplines, philosophie, histoire, géographie, sociologie, psychologie, sciences de la santé, droit etc. Les contributeurs disparus ou encore en vie dont nous allons partager les portraits dans cette rubrique sont issus de ces différentes disciplines. Notre objectif est, par ces portraits, de proposer des clés de compréhension épistémologiques de l'évolution de la pensée et des connaissances, mais aussi de techniques et d’institutions qui, dans leurs contextes historiques, ont offert à cette pensée les moyens de se déployer.
Ces articles présenteront ce que ces contributeurs ont apporté au système, quel message ils ont voulu délivrer, quelles traces utiles ils laissent pour l’amélioration continue des soins, pour la recherche et l’enseignement. Notre rubrique débute par un concept clé aujourd’hui et demandant à être clarifié, le leadership1.
Alors nous direz-vous, que pourrait nous enseigner un regard historique ? Nous avons choisi d’illustrer ce regard dans cet éditorial par l’exemple de la science de la mesure, et plus précisément par celle des indicateurs de résultats pour montrer à quel point une difficulté actuelle prend ses racines loin dans le passé.
L’histoire des sciences nous enseigne que la civilisation mésopotamienne a posé les premières pierres connues des sciences et notamment de la métrologie, science de la mesure au sens le plus large, trop peu souvent enseignée et connue. Elle est cependant un des fondements de notre domaine qui repose sur la célébrissime formule « You can’t improve what you don’t measure » (on ne peut améliorer ce que l’on ne mesure pas), une citation souvent attribuée à Peter Drucker, fondateur d’une société de vente en ligne de produits dentaires aux USA. Confortée par la prééminence actuelle des Key performance indicators (KPI) ou indicateurs clés de performances. L’un comme l’autre sont aussi utiles que néfastes quand ils sont utilisés comme une fin en soi…
Intuitivement, le professionnel de santé cherche à connaître les résultats de son action. Le résultat rend compte directement de l’atteinte de ses objectifs, à lui, au patient et à son entourage. Et pourtant, la mesure des résultats de nos actions de santé, du point de vue des patients comme des professionnels, reste aujourd’hui encore un enjeu important.
Les obstacles, les difficultés d’ordre métrologique, managérial, politique, ne manquent pas, qui expliquent sans doute cette situation. L’évaluation des résultats est souvent considérée comme difficile à interpréter2. Par exemple, l’interprétation d’un taux de mortalité de 5% à 30 jours après intervention en chirurgie cardiaque n’est pas immédiate pour au moins quatre raisons : 1) le jugement de l’importance de ce résultat nécessite d’avoir des données de référence (résultat des autres centres de chirurgie) ; 2) les professionnels concernés émettent toujours des doutes sur la validité du modèle d’ajustement pourtant nécessaire lorsque ces indicateurs sont utilisés pour la comparaison dans le temps ou entre établissements ; 3) la part de cette mortalité qui aurait pu être évitée est difficile à déterminer ; 4) de plus, au niveau d’une unité de soins, la mortalité pose des problèmes de puissance statistique du fait de la rareté de l’événement : les délais avant d’observer un nombre suffisant de décès à un niveau opérationnel sont longs, ce qui limite son intérêt pour l’amélioration de la qualité des soins.
Et pourtant… l’évolution de la connaissance en la matière est ancienne…
Connaissez-vous le médecin perse Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi, né en 865 ? C’est l’un des trois grands encyclopédistes médicaux de la tradition islamique scientifique. Il a souligné la nécessité d’une relation saine entre médecins et patients, et l’importance de l’éthique médicale, positionnant ainsi l’approche « centrée patient » mille ans avant la loi Kouchner.
Qui sait que Ernest Amory Codman, chirurgien promis à un brillant avenir au Massachusetts General Hospital au début du XXe siècle, a vu sa réputation et sa carrière ruinées parce qu’il croyait qu'en suivant de manière prospective les résultats, nous pouvions apprendre de nos patients et faire progresser rapidement le domaine de la médecine. En scientifique de qualité, il a mis en place dans l’indifférence générale, voire le sarcasme, le concept de « revue de morbi-mortalité » et a lancé le premier registre national des soins de santé aux États-Unis3.
D’où venons-nous ? Par qui et comment ont été élaborés les principaux concepts que nous utilisons quotidiennement ? Ce sont ces histoires que nous ambitionnons de vous raconter, non de façon encyclopédique en commençant par le commencement, mais sous la forme de balises pour reconstituer ensemble l’histoire de la qualité et de la gestion des risques.
Notes :
1- Voir dans ce numéro l’article Un leadership compassionnel pour des soins de haute qualité, de Suzie Bailey et Michael West.
2- Lohr KN. Outcome measurement: concepts and questions. Inquiry 1988;25:37-50.
3- Neuhauser D. Ernest Amory Codman, M.D., and end results of medical care. Int J Technol Assess Health Care 1990;6(2):307-325.